14 juil. 2009

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LE VRAI PERIL
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Et quand je parle de la fraude,
Il ne s’agit pas seulement
De celle-là qui nous taraude
L’estomac jusqu’au fondement ;
 
Croyez que la fraude s’exerce
Aujourd’hui sur tout et pourrit
Toutes les sortes de commerce
Et jusqu’aux choses de l’esprit.

 
Sur quelle marchandise honnête
A cette heure peut-on compter ?
Est-il rien de ce qu’on achète
Qui soit ce qu’on croit acheter ?
 
Oh ! non. Tel marchand, dès sa porte,
Me fait dupe de son bagout.
Il faut bien que je m’en rapporte,
Ne pouvant m’y connaître en tout.

 
C’est partout la même cabale.
Si je tique sur un habit
Que j’estime être en peau de balle.
Sûr, s’il est en peau de zébie
 

Mon chapeau que je veux est en feutre,
Attendu le prix que j’y mets,
Devient quelque chose de neutre
Dès qu’il couronne mon sommet !
 
Mes souliers sont en carton-pâte,
Quand je le crois en triple cuir ;
Mon linge, à peine je le tâte,
Que je le vois s’évanouir…

 
Il en va de même du reste.
Tout est en toc, en simili,
A quoi sert-il que l’on proteste ?
La fraude est un fait accompli.
 
*
* ...*

 
Mais le plus triste, c’est encore
- Comme j’ai ci-dessus écrit -
Cette fraude qui déshonore
Jusques aux choses de l’esprit.
 
A-t-on jamais aux devantures
Vu tant de bas romans pornos,
Dont seulement les couvertures
Relèveraient des tribunaux ?
 
Vit-on jamais le long des rues
Sévir, ainsi qu’au temps présent,
Les camelotes incongrues,
Œuvres d’art, de goût, soi-disant,



Si parfaitement dénuées
Des deux, et plein des magasins,
Qui sont d’ailleurs attribuées,
Souvent à tort, à nos voisins ?
 
Car la pacotille allemande,
Prépondérante jusqu’ici,
Ne suffit plus à la commande ;
Nous en fabriquons, nous aussi !

 
Vous me direz : « La belle affaire !
Ces romans, ces objets d’art fous,
C’est juste ceux que je préfère… »
Oh ! je ne parle pas pour vous.
 
Que vous en berciez vos névroses,
Cela vous regarde, parbleu !
S’ils ne vous semblent pas moroses,
Je m’en moque un peu, croyez-le.

 
Mais le peuple ne se défie.
C’est ça la pire trahison.
Toute cette pornographie
Aura raison de sa raison.

 

Ce peuple, qui seul m’intéresse,
Un peu plus tôt, un peu plus tard,
Y verra la formule expresse
Et définitive de l’art.

 
C’est cela qui nous atrophie :
La fraude en art ! n’en doutez point,
C’est elle qui teutonne
La France et la met mal en point.

 
  
RAOUL PONCHON
le Journal
24 juin 1907

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