14 juil. 2009

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...VOYEZ TERRASSE !
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Quand on pense qu’on trouve encor,
En ce chaud mois de Messidor
Où la soif vous jugule,
Des gaillards qui n’admettent pas
Que l’on boive entre ses repas ?

 
C’est surtout aux apéritifs
Qu’ils se montrent le plus rétifs.
Ils sont pris de névroses
Dès qu’ils voient des buveurs en chœur
Attablés devant des liqueurs
Jaunes, vertes ou roses.
 
J’en sais un, un ami à moi,
Qui me rase vingt fois par mois.
Ma conduite l’écoeure ;
Il voudrait me tordre le col
Quand il me voit prendre un alcool
Pour mon thé de cinq heures.

 
L’hiver, il me délaisse un peu.
L’hiver, vous pensez bien qu’il ne
Se meut pas dans ma sphère.
Comme il est un sobre fieffé,
Qu’il n’entre jamais au café,
Nous ne nous voyons guère.
 
Mais quand vient le juin excessif,
Il redevient très agressif,
Roule des yeux voraces,
Comme s’il allait m’avaler.
Dès qu’il m’aperçoit m’empiler
Aux tables des terrasses.

 

Il me sort tous ses vieux clichés
Dont il est fort entiché ;
Il me prédit la goutte,
Le diabète, et coetera,
Dit que ma raison finira
Dans le néant dissoute…
 
Il me parle des beaux enfants
Que l’on faisait jadis, avant
Que l’absinthe fit rage ;
Il songe avec un gros ennui
Qu’on n’en aura plus comme lui.
Ce sera le naufrage !

 
Il ne tarit pas là-dessus :
Des rachitiques, des bossus,
C’est tout ce qu’on peut faire.
Une fois qu’il a bien parlé,
Quand il croit m’avoir accablé,
Je redemande un verre.
 
« Eh ! Mon Dieu ! Comme je lui dis :
Sic transit gloria mundi !
Mais ma soif est extrême,
Ou, du moins, je crois avoir soif,
Ce qui revient - eût dit Falstaff -
Absolument au même.
 
« Et puis, c’est assez de chichi ;
Je ne suis pas si défraîchi
Que tu te plais à dire.
Je ne sais pas ce qui t’attend,
Mais toi, buveur d’eau révoltant,
Tu n’es pas un tel sire…
 

« Regarde-toi, mon vieux colon,
Tu croules dans ton pantalon,
Et tu n’as pas mon âge ;
Tu m’as l’air d’un très vieux décor,
Tandis que moi je joue encor
Mon petit personnage.
 
« Enfin, remarque bien ceci :
Lorsque tu me surprends ainsi,
Buvant à des terrasses,
Autant que pour boire, vraiment,
C’est pour avoir l’amusement
De ce monde qui passe…
 
« Spectacle ondoyant et divers,
Par lequel ce Paris pervers
Se distingue et s’avère ;
Or, sur les trottoirs, ces tréteaux,
J’aime à voir passer les badauds,
Tout en vidant mon verre.
 
« J’aime à découvrir dans le tas
Des grands seigneurs, des potentats,
Des gens considérables,
Sur lesquels je puis mettre un nom,
- Ou autres qui, comme toi, n’ont
Pas soif, les misérables ! »
 
 
RAOUL PONCHON
le Journal
17 juin 1907

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