20 juil. 2009

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LA CRITIQUE DE LA TABLE
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Que ces messieurs les critiques
En matières dramatiques
Aient le droit d’estropier
Les auteurs et les artistes,
Directeurs et machinistes…
Avec des dards en papier ;
 
Ce n’est pas moi, téméraire,
Qui prétendrai le contraire.
Sur les choses de l’esprit,
N’importe quel Aristarque *
Peut apporter sa remarque,
En « agrach » * comme en sanscrit.
 
Mais, par quel Démiurge ! *
Ce contre quoi je m’insurge,
C’est, de par un règlement
Que pareil droit ne s’exerce
Sur les choses du commerce,
La cuisine notamment.
 

En notre funèbre époque
De non-sens et d’équivoque,
Voilà donc un gargotier
Qui se paye ma personne,
Et me navre et m’empoisonne,
Grâce aux plats de son métier.
 
Et moi, contre ce sous-homme,
J’ai pour tout recours en somme,
Le loisir de m’enrhumer
A crier contre sa viande,
Pourvu que nul ne m’entende ;
Je ne puis pas l’imprimer.
 
Pourquoi subir, je vous prie,
Sa trop coupable industrie,
Qui confine à l’attentat ?
La critique de la table
N’est-t-elle point souhaitable,
Qu’autoriserait l’Etat ?
 

Dans chaque famille publique
On confierait la rubrique
A quelque gourmet subtil,
Qui se ruerait en cuisine
Et jusque dans l’officine
Et la cave. Ainsi soit-il !
 
Il y faudrait pour l’épreuve,
Un gosier faisant peau neuve
Chaque jour, vous pensez bien !
Un estomac d’attaque, ample
Comme le mien, par exemple,
Qui ne s’étonne de rien.
 
Ainsi donc, notre critique,
De sorte mathématique,
Classerait par numéros
Les sympathiques auberges
Des ducs et des demi-vierges,
Comme les humbles bistros.
 
De même, il prendrait des notes
Sur telles sombres gargotes
Faisant un commerce dru
De boissons de fantaisie
Et de mets sans poésie,
Qu’il imprimerait tout cru.
 

Ce ne serait plus, en France,
Que loyale concurrence ;
Un nouveau jour aurait lui
Pour la cuisine française,
Celle d’avant… Louis Seize.
Car l’hôtelier d’aujourd’hui,
 
Dont tout le métier se hausse
A chercher quelle sauce
Il peut bien m’empoisonner,
Pour sa bonne renommée,
Devant la chose imprimée
N’aura plus qu’à s’incliner.
 
 
RAOUL PONCHON
Le Journal
24 octobre 1905

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