18 juil. 2009

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LA STATUE DE MUSSET

L’autre jour, j’étais chez Pousset,
En train de donner sur Musset
Mon opinion téméraire,
Quand auprès de moi vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de… soir,
Qui lui ressemblait comme un frère.
 
A peine assis, il demanda
Je ne sais quel vert soda,
Qui ne me fit du tout envie,
Et, j’en jure le dieu du Jour !
Qu’il m’était donné de voir pour
La première fois de ma vie.
 
Ce client, devant mon émoi,
Me dit tout bas : «
Oui, c’est bien moi,
Musset, ou, si tu veux, mon ombre.
Et j’arrive de ce séjour
Où la nuit n’est pas le jour,
L’Espace, le Temps et le Nombre.
 

« Dieu m’ayant permis ce congé
De me voir en marbre figé,
J’en profite pour boire un verre.
Quant à mon posthume portrait,
Il est pour moi sans intérêt ;
Je le trouve un peu bien sévère.

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« Regarde-moi. Non, mais, vraiment,
Ai-je l’air d’un enterrement ?
Ce sculpteur ne me connaît guère,
Qui de moi fit un Adonis ;
Il confond avec Lambert fils,
Pourquoi pas aussi Lambert père ?

 
« Ah ! Seigneur ! que dans ce Paris
Les poètes sont peu compris !
J’ai parcouru la capitale,
Cependant qu’on m’inaugurait,
Nulle image d’eux n’apparaît
Où tant de sculpture s’étale.

 

« Ainsi, dans le quartier Haussmann,
Se trouve un certain gentleman
Qui veut représenter Shakspeare.
Moi, qui le vis encore hier,
Je t’assure qu’il est plus fier,
Tu parles ! et de beauté pire !
 
« De même aussi, chemin faisant,
Je vis un Dante, soi-disant,
Devant le Collège de France.
Si le sculpteur, en son esprit,
Croit que c’est là son gabarit,
Il doit laisser toute espérance…*
 
« J’ai vu Lamartine, Hugo…
C’est à donner le vertigo.
Hélas ! et Leconte de Lisle !
Mais, qui passe tout examen,
C’est d’avoir en César romain
Travesti le père Banville !…

 

« Qu’ont-ils fait de ces radieux
Poètes, fils aimés des dieux,
Tous ces plâtriers sans excuse ?
Quels que soient leurs traits, sans discours,
Les poètes sont beaux toujours ;
Ils sont sublimés par la Muse !
 
« Pour moi, j’en avais une aussi,
De Muse. Il importe peu si
Ce n’était pas toujours la même.
Grâce à cela, dans mes écrits,
- Mon sculpteur ne l’a pas compris -
J’ai pu varier mon poème.

 
« J’ai fait de bons vers, de mauvais,
Selon la Muse que j’avais,
Folle, tour à tour, ou sévère.
Mais je crois bien que mes plus beaux
Sont ceux que, lambeaux par lambeaux,
J’au dû laisser au fond du verre.
 
 
RAOUL PONCHON
Le Journal
09 mars 1906

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