20 juin 2009

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GAZETTE RIMEE
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Monsieur,

« Préparant une grande édition critique des œuvres complètes d'Alfred de Musset, je suis arrêté par ces vers de Rolla :

Dis-moi, dans quel écho, dans quel air vivent-elles
Ces paroles sans nom et pourtant éternelles
Qui ne sont qu'un délire et depuis cinq mille ans
se suspendent encore aux lèvres des amants ?
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« ...Je vous serais très reconnaissant de vouloir bien me faire connaître dans le plus bref délai quelles sont les phrases, interjections ou onomatopées qui vous échappent le plus habituellement aux heures d'extase ?...
PAUL MASSON
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Réponse à la lettre ci-dessus
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Onomatopées et phrases,
Interjections, boniments
Que les amantes, les amants
Râlent au milieu des extases !
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Qui peut vous dire congrûment,
Langue folle balbutiée,
Selon la messe officiée,
Selon l'objet et le moment ?
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Inénarrable bafouillage
De vocables saints et maudits
Oubliés aussitôt que dits
Et qu'on renouvelle avec l'âge ?
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Enfin, puisque la question
M'est ainsi posée, et me guette,
Je veux fournir à cette enquête
Mon humble contribution.
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Voici. Quand j'étais... jeune fille
Et quand m'arriva le malheur
De perdre – on veut croire – ma fleur,
Avec – sans doute – une guenille,
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Sans au juste me rappeler,
J'ai dit – à moins que je m'abuse,
« - Sapristi, comme je m'amuse !
Mais je voudrais bien m'en aller. »
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Un peu plus tard, croissant en âge,
Certainement je crois que je
Pris goût davantage à ce jeudi
Et modifiai mon langage.
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D'abord, je devins plus savant,
Ayant appris diverses langues
Pour en composer des harangues
En temps opportun, et souvent.
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Interjections zapothèques,
Où êtes-vous ? Défunts argots,
Dont on chercherait des mégots
En vain, dans les bibliothèques ?
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Hunb hunb ! hunb hunb ! proutt, proutt, proutt, proutt !
Patata patata, broum broum !
Cra, cra, cra, cra ! zoum zoum, zoum, zoum !
Miam, miam, miam, miam ! glou, glou, glou, gloutt !
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Ce fut le temps des : oh ! des : ah !
Et des : ma vie ! et des : mon âme !
Puisque aussi bien c'est le programme
Sur l'air du tradéri déra...,
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Le temps des vieilles ritournelles
Et des : encore ! Et des : toujours !
Ne faut-il pas à ses amours
Jurer une flamme éternelle ?
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Une fois ce « toujours » passé,
Cette « éternelle flamme » éteinte,
Mon extase se fit plus feinte
Et mon jaspin plus insensé.
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Emmi les professionnelles
J'allais fréquentant... à Bordeaux,
Où je me payais des dodos
Quand ça n'était pas des flanelles.
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Là, je disais à l'âme soeur
Momentanément de la mienne,
Des mots, autant qu'il m'en souvienne,
A renverser un sénateur.
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Sinon ça, tanguant comme un lougre
Sur un océan démonté,
C'était toujours à ma... beauté
Des : cré nom ! Des : ah ! fichtre ! ah ! Bougre !
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Ou bien, toujours en le déduit,
Les jours où je manque de souffle :
« - Ma chère, éteins donc la camoufle,
Je n'ai pas la force aujourd'hui. »

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A mainte belle de rencontre,
Tout en arrachant mon pavé,
J'ai dis encore : « Ou j'ai rêvé,
Ou tu me barbotes ma montre... »
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T'coetera... Mou comme un torchon,
Plus tard, j'espaçai mes extases,
Poussant des : han, en lieu de phrases,
Et des grognements de cochon.
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Maintenant, pauvre moi, que piètre
Je suis avec mes trois genoux !
Je suis muet aux rendez-vous,
Encor suis-je bien sûr... d'y être ?
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RAOUL PONCHON
le Courrier Français
02 février 1896

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