31 mai 2009

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COLLEURS D'AFFICHES
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Tout sombre.
Tout fuit.
Ni l’ombre
D’un bruit,
Ni lune.
C’est une lacune :
Minuit.

Ciel ! Qu’entends-je ?
Quels sabbats !
On se mange
Donc là-bas ?
Effroyable
Formidable,
Pouvantable
Branle-bas !

Bah ! je me trompe ;
Je suis enfant
Comme la trompe
D’un éléphant.
C’est quelque ivrogne
Dont la charogne
Tremble et se cogne
Au moindre vent.

Le bruit se rapproche :
Sont-ce des voleurs ?
Au fond de ma poche
Serrons mes valeurs ;
Sont-ce des cothurnes
De ces gens nocturnes
Qui vident nos turnes ?
Ah ! c’est trop de fleurs.


Et pour peu qu’on observe,
On distingue des voix
De gaillards pleins de verve
Qui parlent à la fois.
Mais voilà de l’étrange :
L’un à l’autre dit : Mange !
Sans nul doute en échange
De quelque mot patois.

Ce sont les colleurs d’affiches
Du général Boulanger
Et de Jacques Tu-t’en-fiches
Qui viennent tout submerger,
Collant chacun leur bricole
De Montmartre au pont d’Arcole,
Et quand ils n’ont plus de colle
Ils retournent en chercher.

Car ils ont toujours des affiches,
Des placards et des écriteaux
Cachés dans des ventres postiches
Ou dans d’insondables chapeaux.
Ils en sortent de leurs entrailles
Pour en inonder les murailles,
Et quand ils n’ont plus de murailles
Ils vous en collent sur le dos.

Et c’est ainsi que te voilà couverte,
Grande cité, de papiers enjôleurs ;
Te voilà bleue et rouge, et jaune et verte.
Que de serpents se cachent sous ces fleurs !
Peut-être bien que cette flore unique
De ton âme est comme la Symbolique,
Si ce n’est pas, qu’en cette République,
On t’en fait voir de toutes les couleurs.


Seigneur de l’aube et de l’aurore,
Auteur de tout ce qui sera,
Toi qui sais tout et plus encore,
Dis-moi lequel l’emportera ?
Est-ce Jacques le liquoriste
Ou Boulanger le boulangiste ?
Quel est le premier sur la liste,
Dieu de Jacob et de Métra ?

Mais qu’est-ce que je déclame ?
Ne songeons, pour le moment,
Qu’à constater que ma femme
N’est pas avec son amant.
Voyons l’heure qu’il peut être
A mon puissant chronomètre :
Où diable ai-je pu le mettre ?…
- Je n’en ai pas, justement !

Les colleurs d’affiches
Enfin sont partis,
Traînant vers leurs niches
Leurs pas ralentis :
Telle une patrouille
- Sinistre grenouille
Dont l’eau noie et mouille
Les lourds abattis.


Dans la nuit sombre
Leurs voix, leurs pas
Ainsi qu’une ombre
Fondent là-bas :
Tel sur la grève
Un flot qui crève,
Tel même un rêve
Qu’on ne fait pas.

Le silence
A présent
Est immense ;
L’on n’entend
Que la brise
Qui me frise,
Me défrise…
Si, pourtant,

Encore
Un mot
Sonore
Eclôt :
Boulange,
Boulange,
Boulange
Nous faut !


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
27 janvier 1889

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