30 mai 2009

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DÉPLACEMENT & VILLÉGIATURE
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A François Sauvy

Je ne suis pas, comme il vous semble, à Saint-Omer,
Sauvy, mais plutôt à Saint-Jacut-de-la-Mer,
Côtes-du-Nord, chef-lieu Saint-Brieuc, en Bretagne.
O vous que le désir de s’instruire accompagne,
Et qui me demandez avec anxiété
D’où vient à ce pays ce nom illimité,
Sachez que c’est un vieux moyen-âgeux évêque,
L’illustre saint Jacut, et… de la Mer avec que
Pas plus...........................................................
…………C’est un pays pour le plaisir des yeux,
Qui n’est pas encor envahi par les Messieurs ;
A part quelques Anglais, comme le veut l’usage :
Mais l’Anglais fait partie - on sait - du paysage ;
Comme il ne peut rester un quart d’heure chez lui,
On rencontre partout ce forçat de l’ennui.
Même, l’homme qu’on voit encore dans la lune,
C’en est un qui jadis y fut faire fortune,
Et qui depuis jamais n’a voulu revenir.


Donc, malgré ces Anglais qu’on voit la tennir
Saint-Jacut est très pittoresque et très tranquille.
Il s’avance en la mer en forme de presqu’île
De sorte que l’on voit de tous côtés la mer,
Sauf du côté qui tient à la terre, c’est clair ;
Et, comme je n’ai pas d’yeux derrière la tête,
La voir de trois côtés me semble fort honnête.
Cà et là, des îlots complètent le tableau,
Tels de grands sphinx couchés sur ce grand désert d’eau.
La mer en s’en allant découvre des prairies,
Des sables, des herbiers et mille pêcheries,
Sans compter des rochers d’un romantisme fou
Dessinés par Hugo, chaotiques, et où
Les poètes que peint monsieur Gérôme peuvent
Rêver comme Bourget ou comme Sainte-Beuvent.

Bottés, éperonnés, du vent dans les cheveux,
Et travailler ainsi pour leurs petits-neveux !


O spectacle enchanteur et bien fait pour surprendre,
Que ta plume, ô Sauvy, seule pourrait nous rendre !

Ils sont (les habitants) mille et soixante-neuf,
Sans doute pour faire un compte rond - comme un œuf ;
Et remarque, mon cher, que dans ce nombre d’âme,
Pour vous faire plaisir, je compte aussi les femmes.
Les gens de Saint-Jacut sont dits des Jaguens.
Parbleu, ceux de Cahors sont bien des Cadurciens !
Tous ces braves gens-là ne vivent que de pêche,
Et leur gain est léger comme un duvet de pêche.
Ils ont pour s’embarquer un embryon de port
Qui danserait vingt fois dans celui du Tréport.
Sur les grèves on voit, à mer basse, les filles
Se retroussant d’un mètre au-dessus des chevilles
Aller au bord du flot d’un pas aventureux,
Pêcher je ne sais quoi - peut-être un amoureux.
Et celui du pays qui parvient à leur plaire
Ne fait pas, comme on dit, une mauvaise affaire ;
Mais je vous dis cela sous le sceau du secret,
Si vous le répétiez, tout le monde viendrait.


On dit les Jaguens plus bêtes que nature,
Que c’est par pur instinct qu’ils prennent leur pâture.
Ne croyez pas cela, Sauvy, rien n’est plus faux,
Bien des gens auprès d’eux nous sembleraient des veaux.
Sans doute, ils ne sont pas versés en politique ;
D’être fort au courant pas un seul ne se pique,
Ils se fichent de tout, voilà la vérité,
Et vivent dans la mer et la simplicité.
C’est ainsi qu’ils croient que Ferry c’est Rocambole,
Ohnet un adjectif et Floquet un symbole.
C’est Jaguens !.............................................
…………….….Pays ineffable et sans pair,
Humble sous le soleil et hardi vers la mer !
On y peut respirer à moins de vingt francs l’heurre…
Ce n’est pas comme à Dieppe où la vie est un leurre,
Où les dimanches sont tout cornards de maris,
Où le poisson tout frais arrive…. De Paris…
Etc., etc.



Ici, je puis en paix dorloter ma chimère,
Et je bénis la mer, et ma mère, et mon maire !



RAOUL PONCHON
Saint-Jacut-de-la-Mer, août 88.
le Courrier Français
02 sept. 1888

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