9 avr. 2009

.
.
.
LE DERNIER CRETOIS
.

Les Turcs ont passé là. Les Grecs aussi, Français,
Italiens, Anglais, Espagnols, Ecossais
Austro-Hongrois, Belges et Russes,
*
Egalement, Chinois de même. Hébreux itou.
Que sais-je ?… Touaregs venant de Tombouctou,
Valaques, Algonquins, Borasses,

Ils sont tous passé là. Ca se voit bien, d’ailleurs.
Cavaliers, fantassins, matelots, artilleurs
Ont fait main basse sur cette île :
La Crète, puisqu’il faut l’appeler par son nom,
N’est plus qu’un tas affreux dédaigné du canon ;
Ny cherchez rien, c’est inutile.

Tout est ratiboisé, ratissé, nettoyé,
Calciné par la flamme ou dans le sang noyé.
Cette Crète qui… que… (du diable
Si de vous en parler je me trouve en état,
Car j’ignorais encore pire qu’elle existât)
N’est plus qu’un désert effroyable.

Plus personne. Tiens ! si, j’aperçois un vieillard,
Un pauvre vieux vieillard qui n’a pas l’air flambard,
Au nez d’aigle, à la peau bisette ;
Il pousse des soupirs à vous fendre du bois…
C’est un Crétois (il faut que ce soit un crétois
Pour les besoins de ma gazette).


Et ce laissé pour mort qui remuait encor
Avait l’ait de souffrir beaucoup, mais non d’un cor,
Ayant perdu ses deux guibolles.
Et ce demi vieillard tenait une moitié
De fusil. Pris pour lui d’une grande pitié
Je lui dis ces bonnes paroles :

« O cher vieillard ! eh bien, cela ne va pas fort ?
Mais quoi ! l’on vit encor tant que l’on n’est pas mort,
Et pourtant tu n’en vaux mieux guère.
Tu devais être un maître dans l’art de t’insurger ?
Ben, qu’est -ce que tu veux, misérable étranger,
A la guerre comme à la guerre.

« Mon Dieu, c’est bien certain tu ne peux plus marcher.
Mais enfin, mon ami, tu peux toujours licher.
Et me sembles avoir bon coffre.
En attendant, voyons, ne sois pas triste ainsi,
Dis-moi ce qui pourrais dissiper ton souci,
Et tout aussitôt je te l’offre.

« Veux-tu le numéro qui gagne le gros lot ?
Tu pourrais t’acheter ainsi maint bibelot,
D’indispensables ustensiles :
Quand cela ne serait qu’un fustanelle, un
Fusil, un Almanach Hachette, du pétun,
Ou deux jambes en bois des îles.


« Veux
-tu un fauteuil pour la pièce à Richepin,
Le Chemineau ? C’est un spectacle très rupin.
Veux-tu de la poudre et des balles ?
Préfères-tu du lait du Domaine des Pins
Qui rend aptes les gens à manger des lapins
Crus, à l’instar des cannibales ?

« Qu’est-ce que je pourrais encor bien te donner ?
Veux-tu que je te paye un excellent dîner,
Trois, boulevard des Capucines,
Chez Julien ? Nous y boirons du Clos-Ponchon.
Un vin auprès duquel les autres, mon cochon,
Te paraîtront des médecines.

« Si tu n’es pas du tout guidé par l’intérêt,
Veux-tu tout simplement mon équestre portrait,
Ou celui de Hugues Delorme,
Encor plus beau que moi ? De cet homme si long
Qu’une puce mettrait trois ans de son talon
Pour aller à son haut-de-forme.

« Mais tu ne réponds rien ? N’entends-tu pas ma voix,
Ou ne comprendrais-tu, par hasard, le crétois ?
Choisis : gros lot, fauteuil d’orchestre,
Clos-Ponchon ? ou le lait du Domaine des Pins ?
Qui rend les estomacs si tellement rupins ?
Ou d’Hugues le portrait équestre ?


« - Je ne veux rien, dit-il, je suis mort à demi.
Pourtant, puisque tu veux m’être obligeant, ami,
Rends-moi de perplexe imperplexe :
De ces peuples de chiens, venus de toutes parts
Pour massacrer les miens, faire de moi deux parts,
Dis, quel est celui qui m’annexe ? »


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
14 mars 1897

.
.

Aucun commentaire: