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LETTRE ANONYME
.LETTRE ANONYME
L’autre jour, une lettre, infime
Courageusement anonyme
Venant de Paris ou de Nisme,
Se plaignait à mon directeur
D’un sien très humble rédacteur,
Moi, si tu veux, brave lecteur.
D’après l’auteur de cette épître
Je t’aurais soumis un chapitre
Paru jadis sous autre titre.
Ah ! Je n’étais pas épargné.
En foi de quoi, très indigné,
Le bougre n’avait pas signé.
Que la voilà bien la bravoure !
Je la déguste et la savoure ;
Où donc la vend-on, que j’y coure ?
Pardine, anonymard maudit,
A qui l’on accorde crédit,
Je t’en foutrai de l’inédit !
D’abord, où veux-tu que j’en prenne ?
L’inédit n’est pas une graine
Qui sous les pas d’un cheval traîne;
Encore moins dans un journal,
Qui est justement le canal
Du cent fois dit et du banal.
Et depuis que la terre est ronde,
Croire à l’inédit de ce monde
Est une illusion profonde.
L’inédit appartient à Dieu,
Encore il se répète un peu
Et ne change pas de milieu.
Ta lettre anonyme elle-même
N’est pas pour trancher le problème,
Espèce d’anonymard blême.
Il faut à monsieur du nouveau,
Tout frais éclos de mon cerveau ?
Eh bien, en voici, jeune veau :
C’est la fois première et dernière
Qu’en mon âme non rancunière
Je m’occupe de ta poussière.
Pour te punir, fleur de vertu,
Et contenter ton vœu têtu
D’inédit, aussi, puisses-tu
Lire, pendant ta vie entière
Toute la future matière
Qu’expectora Brunetière ;
Tous les vers que Monsieur Dubout
Fera si l’on le pousse à bout
Qui seront à dormir debout ;
Tous les lundis que le dimanche
Notre oncle, en langue de Comanche,
Laissera tomber de sa manche ;
Tous les feuilletons, les romans
Cinquante fois plus assommants
Qu’un Bottin des départements ;
Tous les comptes rendus des Chambres
Et tous les discours que leurs membres
Feront des janviers aux décembres ;
Tous les sombres papiers qu’Arton
Garde inédits en son carton
Et tous mes vers de mirliton !…
MORALE
La morale de cette histoire
C’est qu’en ce monde transitoire
Il est toujours l’heure de boire.
Donc, lecteurs, pardonnez mes torts,
Et me laissant à mes remords
Buvez, si vous n’êtes pas morts.
RAOUL PONCHON
le Journal
08 nov. 1897
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