25 févr. 2009

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LE NAVARIN
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Des tous récents sujets de glose
Sur quoi les langues vont leur train,
Si j’en connais un qui s’impose,
C’est bien celui du navarin.

Ah ! si nos députés frivoles
Hâblaient cuisine en leurs discours
Et laissaient là leurs fariboles,
Nous aurions encor de beaux jours.

Le navarin, on peut le dire,
Est un vrai mets national
Il était donc temps que ma lyre
En dise un mot dans le Journal.

Dire que depuis le déluge,
Sans avoir avancé d’un zest,
Ce vieux litige est sous le juge,
Adhuc sub judice lis est ;

Que jusqu’à ce jour nous vécûmes
Sans savoir au juste, messieurs,
Quelle viande et quels légumes
Font ce rata digne des cieux !


Les uns, d’une atroce ignorance,
Veulent qu’il comporte du bœuf !
Du bœuf ! entends-tu, pauvre France !
Et pourquoi pas du drap d’Elbœuf ?

D’autres poussent la frénésie
Jusques à réclamer du veau !
Du veau ! C’est la pire hérésie
Qui puisse entrer dans un cerveau.

Ceux-ci tiennent pour les carottes,
Ceux-là proscrivent les oignons :
Ce sont des anti-patriotes,
Des esprits chagrins et grognons.

Sachez qu’un navarin comporte
Des navets emmi du mouton,
De là même le nom qu’il porte
De navets navarin - dit-on.

Le solané tubercule
Se marie agréablement
Avec le navet qui succule ;
Mais ça n’est là qu’un sentiment.


Maintenant, comment faut-il faire
Pour avoir un bon navarin .
Ah ! Ceci n’est pas mon affaire,
Et je ne suis pas dans le train :

Je sors de la Nouvelle-Zemble.
Pardine ! si je le savais !…
Je crois que l’on doit mettre ensemble
Et du mouton et des navets.

Un sorcier des plus authentiques,
Vêtu de blanc, jette sur eux
Des paroles cabalistiques
Et… le résultat est heureux.


Mais, bonnes gens, n’allez pas croire
Que vous rencontrerez ce mets
En quelque cabaret notoire
Dit à la mode. Oh ! non, jamais.

En ces cuisines fort communes
Officient des ratatouilles
Qui vous noient dans leurs sauces brunes,
Dans les jus de toutes couleurs.


Nos cuisiniers si beaux naguère
Se sont arrêtés en chemin,
Ils ont perdu depuis la guerre
Le tact avec le tour de main.

S’il vous fut ma pensée entière :
Voulez-vous un bon navarin ?
Demandez à votre portière,
C’est la seule qui veille au grain.


RAOUL PONCHON
Le Journal

11 oct. 1897
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