5 déc. 2008

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Où est-il ?
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Où donc est Saint-Saëns ? * disais-je infortuné. *
Saint Sa-ens, ô mon Dieu, vous nous l’aviez donné.
Lui coupâtes-vous donc la chique ?
L’avez-vous rappelé vers la sainte Cité
Pour, pendant les longs jours de votre éternité
Qu’il vous fasse la musique ?

Mais vous aviez déjà Jean Sébastien Bach,
Que voulez-vous de plus ? Sans compter Offenbach
Qui batifole et cabriole ;
L’un qui va vous jouant des préludes pieux,
L’autre pour vous charmer quand vous vous faites vieux
Par quelques airs de gaudriole.

Vous avez Beethoven et vous avez Wagner,
Et tant d’autres dont les noms finissent en air
Et que le génie illumine ;
Rossini, Spontini, le père Tartini,
Et tant d’autres dont les noms finissent en i
Qui sont de musique une mine.

Pourquoi cet un de plus dans votre paradis ?
C’est bien comme si vous augmentiez d’un radis
Le menu qu’un luxe décore.
Quand vous avez Wagner, à quoi bon Saint-Saëns,
Dont l’aède Gounod était le Camoëns ?
Saint-Saëns était jeune encore.



Parbleu, m’allez-vous dire : il vous reste Gounod
Précisément. - Oui, mais une absinthe Pernod
Me semble chose plus friande.
- Vous avez Massenet, et Benjamin Godard.
Qui de la fantaisie est le grand bospodar ?
- Seigneur, j’aime mieux de la viande.

Où donc est Saint-Saëns ? Disais-je infortuné.
Saint-Saëns, ô mon Dieu, vous nous l’aviez donné,
Pour nous faire de la musique.
Si vous ne l’avez pas repris dans votre sein,
Où donc a-t-il été porter son clavecin ?
Est-ce en Hongrie ? est-ce au Mexique ?

L’avez-vous égaré, Seigneur, et rendu fou ?
Est-il tout simplement chez Dinah-Salifou
En tant que maître de chapelle ?
Est-il à Batignolles ou bien au Panthéon ?
Peut-être. A moins qu’il soit au sein de l’Odéon
Et n’entende pas qu’on l’appelle.

Est-il au pôle Nord, à Pontoise, à Java ?
Ou dans quelque autre endroit où jamais l’on ne va,
Que sa rareté divinise ?
Peut-être pour traduire en couplets Mahomet
Sans que l’on le dérange est-il au Dahomey,
Ou manque-t-il à Venise,


Y changeant sa lagune en fantasque Anio
Et rêvant - qui sait ? - à l’enfant Ascanio.
Est-il dans une forêt vierge
Pour y tranquillement dévisser son billard
Loin du commerce de messieurs Ritt et Gailhard
Ou pour n’avoir plus de concierge ?

Enfin, toujours est-il que depuis son départ,
Tel vous, Seigneur, il est partout et nulle part,
Cela semble un sombre prodige.
Cent mille reporters allongeant leurs compas
Le cherchent où il est et même où il n’est pas,
Et ne peuvent le voir, vous dis-je.

Que l’on ne trouve pas Eyraud, ça, je l’admets.
Et d’ailleurs, il n’est pas très intéressant, mais
Saint-Saëns, c’est invraisemblable
S’il me vient,à l’esprit de me cacher jamais,
Qu’on ne me trouve pas non plus, passe encor, mais
Un homme aussi considérable !

Membre de l’Institut et d’autres facultés,
Dont les grands opéras sont partout exaltés
Et joués sur la terre entière ;
Un homme qui jouait si bien du piano,
Auprès de qui Planté, voir même Pugno
Étaient de la petite bière.


Pour qu’un interviewer ne l’ait pas déniché,
Mâtin ! il faut qu’il soit terriblement caché,
Et recherché par la police.
Mais voilà qui me frappe et me rend soucieux,
Est-il dans une Trappe avec d’autres messieurs
Et fait-il de l’Eau de mélisse ?

Pourquoi se cache-t-il d’abord ? On ne sait point ;
A nos regards aussi, dîtes, jusqu’à quel point
A-t-il le droit de se soustraire ?
Avouez qu’il possède un toupet de maçon ;
Pourquoi se permet-il de vivre à sa façon,
Quand nous prétendons le contraire.

L’homme illustre se doit à ses contemporains ;
Il leur doit son amour, sa joie et ses chagrins,
Et quand il veut manger et boire
Il faut qu’il sache au moins si c’est leur volonté,
Car le manque absolu de toute liberté
Est l’apanage de la gloire.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
06 avril 1890
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