19 oct. 2008

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LES CIGARES DU ROI
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Il parait que c’est le roi Edouard qui fume les meilleurs cigares.
(Journaux)


Je lisais, l’autre jour, un journal visigoth
Dans une tabagie,
En tirant sans succès sur un affreux mégot
Issu de la régie ;

Quand mes yeux tout à coup tombèrent par hasard
Sur trois ou quatre lignes
Desquelles il ressort que fume seul Edouard
Des cigares insignes.

Ils lui coûtent cents sols - mettons quatre shillings
Pour la couleur locale -
Ils peuvent, à ce prix, n’être pas très vilains,
Non plus qu’un chrysocale.

Mon Dieu, mes chers amis, je sais bien que le prix
Ne fait rien à l’affaire ;
Pourtant, même à cent sous, on ignore à Paris
Le bon cigare à faire.

Or, tout en mâchonnant mon cigare odieux
Informe et réfractaire,
Je me représentais d’autant plus merveilleux
Ceux du roi d’Angleterre.


C’étaient des « partagas » inouïs, des « conchas »
Interdits aux profanes,
Et des « régalias » les plus « britannicas »,
Fine fleur des havanes.

Je les voyais assez gros et longs, boudinés
Comme des doigts de Carmes ;
Humides un petit, noirs, au moins basanés,
Et bagués à ses armes !

Ils ont en même temps de l’âme et du bouquet,
Sont roulés à miracle ;
La « tripe » en est choisie et savante à souhait,
Sans possible débâcle…


Que s’ils sont autrement, il les garde pour lui,
Je n’en ai nulle envie :
J’aimerais mieux fumer à partir d’ aujourd’hui
Du chou toute ma vie.


Et je voyais aussi les esclaves soumis
Des Cubas des Florides,
Dans les champs de tabac ainsi que des fourmis,
Sous les zones torrides,

S’agiter nuit et jour, et trier avec soin
Les feuilles capitales…
Et les mille travaux, et tout le tintouin,
Jusqu ‘aux bottes finales…

Ces boîtes débarquaient, sans passer à l’octroi,
Aux quais de la Tamise ;
Puis, elles s’entassaient peu après chez le roi,
Dans une ample remise.

Mais tout d’abord il en ouvrait une par hasard,
Et dans ses poches
Il allait entassant ces cigares flambards,
En donnait aux gens proches.

J’avais aussi ma part, me trouvant près de lui,
La vision fut brève.
Car je me retrouvais fumant, comme aujourd’hui,
Un bon cigare - en rêve.


Et je me dis : qui sait s’ils sont si bons que ça,
Les cigares qu’il fume ?
Après tout, là-dessus qui donc se prononça ?
Un simple gens de plume.

Un roi peut être un roi superbe de tout point,
Un César des plus rares,
Et faire le bonheur de son peuple, et ne point
S’y connaître en cigares.


RAOUL PONCHON
le Journal
29 mai 1901

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