6 oct. 2008

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LE GRAND TESTAMENT
de
Maître Fernand Pousset
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Fernand Pousset ouvre en 1879 une taverne au carrefour Châteaudun (appelée le Grand Pousset) puis une autre boulevard des Italiens (appelée le Petit Pousset). Ces établissements sont rapidement fréquentés par Courteline, Feydeau, Debussy, Villiers de l’Isle-Adam, plus tard par Simenon. A son décès, en 1894, « le Père Pousset » comme on l’appelle fait cadeau de leurs dettes à dix-huit de ses clients : il y en a, dit-on, pour 1.525.000 francs (de l’époque !). Pour la petite histoire ses entreprises seront reprises par son gendre René Cadro ; les Tavernes Pousset fusionneront avec la Brasserie Royale en 1930 avant de disparaître...
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L’an cinquantième de mon âge,
Je, Fernand Pousset, tavernier,
Avant de partir en voyage,
Et quel voyage ! Le dernier ;
Sain d’esprit - qui peut le nier ? -
Veux établir mon testament
Et dicter jusqu’à un denier
Mes volontés. Conséquemment

De leur dette à tous mes amis
Fais remise, d’abord et d’une,
Qui m’empruntèrent des demis
Ou me tapèrent d’une thune,
Les jours où la dèche importune
Les forçait à jeûner entre eux.
- Moi-même j’ai vu l’infortune
Je ne fus pas toujours heureux.

Item, à messire Capelle
Qui boit comme une armée entière
- Nonobstant qu’il dit : j’en appelle ! -
J’abandonne ma pompe à bière ;
Car dans le cours de ma carrière
Il l’a tellement, tant et si
Fait travailler qu’à ce vieux frère
Elle va de droit, dieu merci.


Item, à Toutenmondodzor,
Un petit album japonois
Qui n’est rien moins qu’un vrai trésor,
Bien qu’en quelque sorte grivois
Et un peu porno à la fois.
A ne le quitter je l’invite,
Ça lui donnera de… la voix
Quand il ira voir la petite.

Item, à Luitpold, mon cheval,
Item, à Guérin, ma voiture.
L’un pourra prêter le cheval
A l’autre qui a la voiture ;
Ou l’autre prêter la voiture
A l’un… Même ils pourront changer.
Dieu a dit à ses créatures :
Sur terre il faut vous arranger.

Item, à Blondel-en-Vexin,
Qui ne ferme l’œil à demi
Quand il est sur son traversin,
L’Œuvre de Bornier, son ami.
- A pochard, pochard à demi -
Si, lisant ça, comme un sabot
Il ne devient pas endormi,
Eh ! Bien, voilà qui sera beau.


Item, au petit Courteline,
Un tonneau plein de sous percés
Afin que le sort le câline.
Je lui dois bien cela pour ces
Bons moments qu’il m’a fait passer
Avec l’étonnant Boubouroche
Et, parbleu ! Ça n’est pas assez,
Il y est encor de sa poche.

Item, à Henri Sopena,
Les châteaux que j’ai en Espagne
Et que j’eus assez de peine à…
Enfin ! Et que Dieu l’accompagne.
A Petitcoeur et sa compagne
Qui fait mon admiration,
Ma terre au pays de Cocagne
Avec ma bénédiction.

Item, à Jules de Bavier,
Mon chose… machin… piano
Pour qu’il y râpe son Wagner.
Item, à Gussy de Meneau
Un merveilleux kakémono ;
Comme il est plutôt fatigué…
(Pas le mono, non, le Meneau !)
J’ai pris le sujet le plus… gai.



Item, au petit Sucrier
Je laisse tout, et sans partage,
Le sucre de mon sucrier :
Cent kilos, sinon davantage.
En espérant cet héritage
Que sa mère lui a chauffé
Il aura toujours l’avantage
De pouvoir sucrer son café.

Item à cette belle fille
Pensionnaire de Porel
En qui tant de jeunesse brille
Et tant de charme corporel
- C’est Mademoiselle Sorel -
Je laisse un superbe miroir :
Ne saurait rien voir de plus bel
Du moment qu’elle s’y peut voir.

A Richard qui d’Hamlet se pique
Item, le crâne d’Yorick.
A Périer, l’Opéra-Comique
Pour y faire son Tamberlick
Dans de la musique de Cui
A Allais (mais pas de réclame),
A Furet trois crottes de biq’,
A Bi, les tours de Notre-Dame.


Item, à ce pauvre Bouchon
Je laisse cent mille écus d’or,
Pour les boire comme un cochon.
Mais l’on m’objecte qu’il est mort…
Ah ! Voilà qui le gêne fort !
Sachez bien, Monsieur le notaire,
Que quand il serait cent fois mort,
Il lèverait encor son verre.

Mon dernier vœu c’est que la rue
Où je trépasse, où j’ai passé
Dans les bras de la mort bourrue,
Transforme son nom de ru’Say
En celui bien mieux, de Pousset.
Ru’Say, cela ne veut rien dire !
Tandis qu’on comprend Ru’Pousset
Tout de suite, si l’on sait lire.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
1894

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