8 oct. 2008

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Les « pumas » de Sarah Bernhard
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Un des jours de la semaine
Dernière, sinon plus tard,
V’là-t-il pas que je m’amène
Chez notre Sarah Bernhard.
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La pauvre, elle était en proie
A cent dix-sept reporters
Gluants comme de la lamproie
Et d’un monocle porteurs.

- Attendez, quelques minutes,
Me dit madame Gérard ;
Imaginez que ces brutes
Sont là depuis hier un quart.

En me montrant une pièce,
Qui d’abord vous rince l’oeil
Par son goût, sa joliesse
Et son air de bon accueil,
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Elle s’enfuit. Dès la porte
J’enfonçai jusqu’au genou
Dans des peaux de toute sorte :
Peaux de lion, peau de gnou,

De loup, d’onagre, de tigre,
De chacal et de chameau,
D’ours brun - fichtre ! - d’ours blanc - bigre ! -
Bref, peaux de tous animaux.

L’une avait encor sa tête,
Mâchoire au vent, œil qui luit,
Et cette défunte bête
Rugissait sans aucun bruit ;


L’autre… mais je déraisonne.
Allons donc, je me tapis,
En attendant la patronne,
Dans le sein de ces tapis…

Oui. Ce tapis fantaisiste
N’était qu’un lion puma
Vivant, que la grande artiste
Voir dans son salon aime a
(1).

Je fus pris d’un trac immense ;
La bougre ne paraissait
Pas un lion de romance
Qu’aurait tué Pertuis et ;

Bien qu’assez gentil de forme
Et plutôt un peu petit,
Je le vis hideux, énorme
Alors, et plein d’appétit.

J’essayai, pris de vertige,
Avec lui de la douceur :
- Monseigneur lion - lui dis-je -
Serviteur de tout mon cœur…

Secouez ailleurs vos puces,
Ne me faîtes point de mal,
Ou j’irai le dire aux Russes
Qui vous battront, animal…

Je vis à son œil féroce
Qu’il ne voulait rien savoir,
De me boulotter, la rosse
Se fit bientôt un devoir ;

Je sentis toutes ses griffes
Qui dessinaient sur ma chair
De rouges hiéroglyphes,
Ainsi que ses crocs de fer ;

Et je dus rester en place
Ses yeux m’empêchant de fuir,
O ma timide carcasse,
Il fallut t’évanouir.

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Que se passa-t-il ensuite ?
Mon âme était-elle au ciel ?
Ou déjà cuite et recuite
Dans le chaudron éternel ?

Non. Ni l’un ni l’autre. Veine !
Mais elle était en danger,
Etant comme une ombre vaine,
Ne sachant où se loger ;

Voilà certainement tout ce
Que je pouvais débrouiller
Quand, après cette secousse,
Je vins à me réveiller.


Oh ! Quel horrible carnage !
Je vis mes membres épars
Qui s’en allaient à la nage
Dans mon sang, de toutes parts.

Je n’étais qu’un tronçon d’homme,
Sans torse, jambes, ni bras
Et très peu de tête ; et comme
Si je fusse encor trop gras,


Un second puis un troisième
Puma, se jetèrent sur
Ce qui restait de moi-même :
Le résultat devint sûr.

Que vouliez-vous que je fisse
Contre trois pumas ? Mourir ?
A moins qu’un diable propice
Ne daignât me secourir.

Aucun ne daigne, faut croire,
Puisque je subis mon sort,
Et que dégoûté de boire,
Je connus que j’étais mort.



Ah ! Sarah ! Que Dieu vous sauve !
Il est dur, je vous promets,
D’être mangé par un fauve :
Enfin c’est fait, c’est fait ; mais


Le plus triste de l’affaire,
C’est que, malgré mon désir,
Je ne sais plus comment faire
Pour aller vous applaudir.



RAOUL PONCHON

le Courrier Français - 05 nov. 1893


(1) Inversion d’autant plus regrettable que le sens est aime avoir et non aime à voir.

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