24 juil. 2008

.
.
.
POUR LE PERE PILLE
.

Il dessinait, dessinait, dessinait.
Dessinait-il, ce brave Pille !
Et le dessinateur le plus habile
Disait de lui : le bougre s’y connaît.

Il dessinait dès la naissante aurore,
Et le matin, l’après-midi, le soir,
La nuit aussi, sans répit, sans surseoir.
Quand… vivait-il ? On n’en sait rien encore.

Sa fonction était de dessiner,
Comme la mienne à moi serait de boire,
Si j’en croyais Delorme, cette poire
Qui passe son temps à me jardiner.

Je le crois voir encore dans la rue
Tout mal fichu, far fichu tout d’travers,
Indifférent aux citadins pervers,
Le dos voûté, l’attitude bourrue ;

Sous un chapeau bossué comme Ohnet
Dans un habit on eût dit d’anarchiste
Nul n’eût pu croire à sa gloire d’artiste,
Et son ruban, jadis rouge étonnait.

Entre une barbe à peine échenillée
Et des cheveux incultes, broussailleux,
On remarquait luire deux petits yeux
Comme deux fleurs nichant dans une baie.

C’étaient des yeux de paysan madré
Avec aussi ce voile de tristesse
Comme chez ceux que l’Art seul intéresse
Et qui voient fuir le but tant désiré.

.
* ...*
.

Et, quel était le genre de ce maître ?
Travaillait-il dans le contemporain,
Comme Willette ou Jean-Louis Forain ?
Oh ! que non pas. Il eût cru se commettre.

Il était clos à ce Paris rieur.
Sans être aussi passé que Saint-Thècle
Il retardait quelque peu sur son siècle
Qu’il estimait combien inférieur !


Ah ! oui. La mode il s’en battait les fesses,
S’étant cloître plus spécialement
Dans un certain moyen âge allemand,
Chez les soudards et ces dames abbesses.

Voilà pourquoi, malgré qu’il fut expert
Comme tout autre en la chose artistique,
Il parlait peu de moderne esthétique
Car il était toujours à… Nuremberg.

* ...*


Il arrivait parfois qu’il jetait l’ancre
Dans un café, demandait au garçon
Un fumeron, une vaine boisson
En même temps qu’une plume et de l’encre.

Et cependant qu’à force il mâchonnait
Ce fumeron de tous points détestable,
Sur ses papiers, si ce n’est sur la table,
Il dessinait, dessinait, dessinait…

Si ces dessins étaient l’un près de l’autre,
Cela ferait un ruban jusqu’à Kiel.
Ils passeraient certes la Tour Eiffel
Si seulement ils étaient l’un pour l’autre.



Mais à quoi bon le présenter ici ?
On le connaît. Au séjour de l’aurore
Souhaitons-lui de dessiner encore.
Car dessiner était son seul souci.

Nous voudrions glorifier ce juste.
Que chacun donc nous donne, à cet effet,
Un simple sou par dessin qu’il a fait
Et nous aurons de quoi lui fondre un buste.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
13 mars 1898
.
.

Aucun commentaire: