1 juil. 2008

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SENSATIONS DE BRETAGNE
LE TONNERRE DE BREST
A Hugues Delorme

Voilà bien ma guigne énorme !
Comme j’arrivais dans Brest,
L’autre jour, mon cher Delorme,
Vous veniez de filer vers l’Est.
Il y a de cela je crois
A peu près un mois.
J’eusse aimé pourtant prendre un stomachique,
Ne fût-ce qu’une chique
Avec votre gueule sympathique
Au sein de la vieille Armorique.
Nous eussions bavé nos refrains
Sur nos pâles contemporains
- Ça va sans dire. -
N’est-ce point le jeu de nos lyres ?
Le ciel ne le voulut point,
Tirlipoint.
Faut se soumettre, il le faut,
Tirlifaut.


* ...*


Je restai donc dans cette ville
Morne, incivile,
Sans camarade, quoi, sans lest,
Exposé aux vents du nord-ouest.
Un port de guerre
Ne me va guère :
Moi je ne suis pas militaire,
Je ne suis pas non plus marin,
Je suis un pauvre pèlerin
Sur cette terre.
Mon Dieu, la rade,
Mon camarade,
Offre un assez joli tableau ;
De gros vaisseaux
Sont là sur l’eau :
On dirait de vrais cachalots.
En les voyant j’eus un accès,
Et je fus fier d’être Français ;
Mais comme bien tu te figures,
Ça n’est pas chez moi feu qui dure,
Je vis aussi, par aventure,Le pont tournant,
Le pont flottant ;
C’est curieux, mais cependant
On ne passer tout son temps
Sur un pont ; dessous, passe encore.



Parlerai-je de l’arsenal ?
C’est un canal,
Autant que je me remémore,
C’est un fouillis
Cacafouillis
Bizarre, sinon inodore,
De bateaux en construction,
Sinon en réparation,
Et d’écoles d’instructions,
Et que d’administration !
Dont cet arsenal se décore.
Quand y en a plus, y en a encore.
Sans compter que les ateliers
S’y dénombre par milliers.
J’ai visité, Vierge Marie !
L’atelier de la menuiserie,
L’atelier de la voilerie,
L’atelier de la corderie,
Celui de la serrurerie…
Les magasins d’artillerie,
Les cales de la boucherie,
Et le parc au bois de chauffage,
De l’ajustage, du montage,
La limerie et le zingage,
Comme le parc des subsistances ;
L’école du port, de maistrance…
Des mousses, et d’hydrographie,
De dessin, maréographie,
De mécanique, médecine,
De constructions de machines,
Et puisque j’avais tout mon temps,
Votre atelier, ô cabestans !…
Et j’en visiterais encor
Si l’on ne m’avait mis dehors.



Je m’en retournais tout morose,
Quand je réfléchis tout à coup
Que je n’avais pas vu grand’chose
Que je n’avais rien vu du tout.
J’avisai donc sur le quai
Un être à l’air distingué,
C’était un sergent de ville ;
Et d’une façon civile :
« Pourriez-vous m’indiquer
Où se trouve le
tonnerre ?
- Quel tonnerre ?
- Celui de Brest . - Pauvre niaire,
On a voulu se gaudir
De ta fiole ; ce tonnerre
- Me dit ce fonctionnaire -
Est un bruit qu’on fait courir. »
Ainsi, dans ce Brest sublunaire
Il n’y a pas même de tonnerre.
Amère déception !
Brest ! où donc ton auréole ?
La voilà bien qui s’envole
Ma dernière illusion.



RAOUL PONCHON
le Courrier Français
02 oct. 1898


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