5 mai 2008

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Etat d'âme du chauffeur
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Il est paré, regardez-le
Notre automobiliste ;
Pourrait-on voir dans le ciel bleu
Rien de plus terne et triste.

Drapé dans un habit kaki,
Kaka - pour être arabe -
Il porte des lunettes qui
Lui font des yeux de crabe.

Si vilain qu’il soit, tel qu’il est
Il dévore l’espace,
Et, dérangez-vous, s’il vous plaît,
V’là le chauffeur qui passe.

C’est le marquis de Carabas
Qui parcourt ses domaines ;
Tout est à lui, d haut en bas,
Et les monts et les plaines

Ne t ‘avise pas, maladroit,
De nier sa puissance.
Car la vie est à lui, par droit
De naissance et d’essence.

Tel être à servir au couteau,
Tant il est bon, en somme,
A peine est-il sur son auto
Devient un tout autre homme.
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Tout est pour lui déplaire, tout
Lui nuit, lui porte ombrage.
Il voit des ennemis partout.
Jamais il ne dérage.

Ah ! si tu pouvais voir ses yeux
Sous sa bésicle épaisse,
Comme ils sont durs, malgracieux,
Pour notre pauvre espèce !

Ce n’est encor rien de le voir,
Il faut surtout l’entendre,
Ainsi qu’un garçon d’abreuvoir,
En jurons se répandre.

Après ça, tant que son chemin
Se meut en ligne droite,
Est lisse comme un parchemin,
Sa langue se tient coite.

Mais si le moindre impédiment
Interrompt la séance
Tel notre chauffeur véhément
Perd toute conscience.


Ici, c’est un cheval peureux.
Cré nom ! la sotte espèce !
Ce canasson malencontreux
Lui coupe sa vitesse.

Un peu plus loin, ce sont des bœufs…
Ah ! les vaches, les vaches !
Puis le chemin devient gibbeux
Et propice aux panaches.

Cependant qu’il était en train
D’en bouffer cent à l’heure,
Il doit manipuler son frein…
C’est ça qui le désheure.

Voici des charrettes de foin…
Les emporte le diable !
Ces routes sont, Dieu, son témoin !
Inautomobilables.

Il se plaint des chemins mouillés,
A cause des ornières,
Des chemins pas assez mouillés
Rapport à les poussières.


Il se plaint des Travaux publics
Et des Ponts et Chaussées…
Pourquoi ces trous, pourquoi ces pics ?…
Ces routes convulsées.

Il engueule les cantonniers,
Ces êtres de disgrâce
Qui clouent les chemins de graviers
Justement quand il passe…

Bref, le chauffeur le plus moyen
Sur tout crie anathème ;
Il n’est jamais content de rien,
Excepté de lui-même.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
24 août 1902

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