6 mai 2008

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Plaidoirie de Me Sarcey
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« Ma défense, messieurs les juges, sera brève.
Voici : jeudi dernier, je m’étais mis en grève,
Comme tous les jeudis, - habitude que j’ai, -
Je veux dire : j’avais pris ce jour-là congé ;
Le jeudi, mes amis, je dépose mes manches
De lustrine, et j’en fais autant tous les dimanches.
Cinq jours de bon travail c’est assez, Dieu merci !
Par semaine, et je vais, exempt de tout souci,
Flâner loin de Paris, à quelques pas d’ici.
J’ai là dans le pays de rosières, Nanterre,
Un en quelque façon sorte de coin de terre,
Un petit patelin… ça n’est pas le Pérou ;
A côté du Marly de Sardou c’est un trou,
Car vous supposez bien - n’est-ce pas - qu’un critique
Ne gagne pas autant qu’un auteur dramatique.
Sur ce bout de terrain j’ai fait construire un rien
De maison, grande assez pour un végétarien,
Un petit cafournion , manière de cahute
Que disloque la pluie et que le vent chahute…
Mais, quand ça ne serait qu’un gourbi de fourmis,
Qu’importe - est-il pas vrai ? - s’il y vient des amis ;
Du plus modeste toit le sage se contente,
Pour un rien il ira coucher sous une tente.
Or, dimanche dernier, c’est-à-dire, jeudi,
J’étais donc à Nanterre ainsi que je l’ai dit.
Le soir, après dîner, avec ma chère femme
Je prenais mon café, car c’est dans mon programme.
Je ne puis m’en passer, mon Dieu, que voulez-vous ?
Je chante volontiers avec que Ben-Tayoux :*


Café ! Liqueur universelle,
Nectar aimé des dieux,
Ton frais arôme recèle
Un parfum délicieux.
Tu ranimes l’intelligence,
Nourris l’esprit et la gaîté.
Plus d’un chef-d’œuvre a pris naissance
Dans ton nectar, divin café !
Balzac n’a cessé d’en boire…


Et cætera… mais revenons à notre histoire.
Je prenais mon café - dis-je - quand, dans la nuit
Et dans ma propre cour il se fit un grand bruit ;
On eût dit comme de quelqu’un que l’on étrangle ;
J’étais un peu déboutonné, je me ressangle…
Restez-là… restez, - dis-je à Madame Sarcey, -
Passez-moi le flambeau, je vais voir ce que c’est.
D’abord je ne vis rien qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris qui traînaient dans la fange
Et que mon bon chien Trac se disputait tout seul
Je devins aussitôt pâle comme un linceul,
Car un homme était là gisant - quelque escogriffe…
Que Trac vous houspillait du croc et de la griffe.

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J’eus une peine énorme à le faire lâcher,
Tout de même il finit par aller se coucher.
Quant à l’autre, je dis : qu’est-ce qu’à pareille heure
Vous pouvez bien venir ficher dans ma demeure ?
Voilà qu’il me répond : Avez-vous des tonneaux ?
Je compris que c’était un marchand de tonneaux.
Il ajouta qu’ayant trouvé la porte ouverte
Il l’avait simplement poussée… Hé ! voilà, certe,
Qui ne me suffit pas… sont-ce là des raisons
Pour entrer comme ça, la nuit, dans les maisons ?
Est-ce que vraiment, sous prétexte qu’une porte
Est ouverte, on me voit entrer… Non, elle est forte,
Et je le retiendrai ce marchand de tonneaux.
Fumiste bien plutôt et marchand de fourneaux.
Et d’abord, vend-on des tonneaux à pareille heure ?
On n’en achète pas non plus ou, que je meure…
Et puis l’on n’entre pas chez les gens sans frapper,
Voilà tout. Et mon chien a bien pu s’y tromper ;
En voyant tout à coup cet étranger paraître,
Il a cru qu’on venait assassiner son maître.
(Hé ! mon Dieu, ça n’est pas tellement insensé :
Des êtres très souvent déjà m’ont menacé.)
Alors, que voulez-vous ? mon Trac est chien de garde,
Par conséquent garder son maître le regarde…
Messieurs, je
vous ai dit toute la vérité.
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Je veux bien accorder cent francs d’indemnité
A ce pauvre marchand de tonneaux, mais notre homme
Réclame assurément une trop forte somme ;
Cinq cents francs pour avoir été mordu, mais pour
Moins que ça je me ferais mordre tout un jour.
Cinq cents francs c’est beaucoup, d’autant, je vous assure,
Qu’il ne lui reste plus trace d’une blessure.
Cinq cents francs ! Sarpejeu ! Diable, comme il va !
Il reviendrait me voir, je crois, pour ce prix-là,
Non, non, non, arrêtons les frais. Cependant, comme,
Ainsi que chacun sait, je suis un très brave homme,
J’irai bien jusques à deux cent cinquante écus.
J’ai dit. Et maintenant vous ai-je convaincu ?
Songez que mon dossier est encore sans taches,
Si vous me condamnez, je dirai : Tas de vaches ! »



RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
10 déc. 1893

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