20 mai 2008

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DEGUSTATIONS
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C’était à l’Exposition,
Rayon des dégustations,
Je cherchais un endroit où traire
Une bouteille, un coin discret,
Quand j’aperçus un cabaret
Que j’aimais déjà comme un frère.


Je ne fus pas plutôt assis,
Devant je ne sais quel trois-six, *
Que, rappliquant en sens contraire,
En face de moi, vint s’asseoir
Un balochard vêtu de soir
Qui me ressemblait comme un frère.

Il but comme moi du trois-six.
Étais-je bien de sens rassis.
Mais sa façon me parut louche,
Malgré qu’il n’eût pas l’ait mauvais,
Car chaque fois que je buvais
Il portait mon verre à sa bouche.


D’abord, j’en concluais ceci :
C’est quelque un qui n’est pas d’ici,
D’un savoir-vivre contestable.
En voudrait-il à mes argents ?…
Quand on ne connaît pas les gens
On ne se met pas à leur table.


Comme je ne suis pas bavard,
Et qu’il se taisait, pour sa part,
Nous étions là comme deux poires.
Finalement, vous pensez bien,
Je payai mon verre et le sien
Afin d’éviter les histoires.


Cependant, j’avais soif encor ;
J’allai dans un autre décor
Boire un verre de vulnéraire.
Eh bien, croyez-vous qu’à nouveau
Devant moi je trouve mon veau
Qui me ressemblait comme un frère !

Je n’y fis plus attention ;
Par ces temps d’Exposition,
On trouve plus d’un maniaque.
Cette fois, c’est lui qui paya.
Puis je fus boire un ratafia
Dans le pavillon bosniaque.


Je l’y retrouvai, Dieu merci,
Qui rata fiait comme si
On me l ‘avait fait sur commande.
Je me dis : Qu’il suive mes pas
Pourvu qu’il ne me gêne pas,
C’est tout ce que je lui demande.


Partout, aux pavillons hongrois,
Belge, allemand, anglais, chinois
Au Champ de Mars, au Trocadère…
Partout je dus m’extasier
Sur la pente de son gosier,
Car je ne pouvais m’en défaire.


Pourtant, après ces stations
Dans ces diverses sections,
Il me parut plus sympathique,
Car, en somme, plus nous buvions
Et plus nous rassemblions,
A tout le moins, quant au physique,

A cette heure, quelque peu soûls,
Nous allions bras dessus dessous,
Nous ne faisions plus qu’une paire…
Chaque fois que je titubais,
Que j’allais de guignols en biais,
Il manquait se ficher par terre.


« Parbleu ! lui dis-je, mon ami,
Allons boire encore un demi ;
Se peut-on quitter de la sorte
Sans boire ensemble le dernier ? »
Et d’un proche limonadier
Nous eûmes tôt franchi la porte.


Quand il fut assis devant moi,
Jugez un peu de mon émoi :
Au moment de choquer mon verre
Contre le sien… Ah ! nom de D… !
Au lieu d’un copain j’en vis deux
Qui me ressemblaient comme un frère.



RAOUL PONCHON

Le Journal
14 mai 1900


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