Qui sait, au moment même où monsieur Clarétie
Se dispose à parler,
Si ce ne serait pas - au diable, en Helvétie
Celui de s’en aller ?
Hélas ! Il est trop tard. Voici sur la terrasse
Que l’annonce l’huissier ;
Tout d’abord avouons de la meilleure grâce
Que l’habit vert lui sied ;
Que ce chapeau lui va comme un gant, que l’épée,
- C’est assez surprenant -
Il la porte encor plus galamment que Coppée
Dumaphis ou Renan.
Le voilà, c’est lui-même: œil clair, démarche osée,
Le nez en coup de vent,
Leste comme Don Juan entrant par la croisée
Dans le sein d’un couvent,
Il grimpe à son fauteuil avec l’aplomb immense
A lui seul inhérent,
Et prenant son discours de la dextre, il commence :
« C’est un bonheur bien grand… »
Alors, moi je me dis : il va parler, je pense,
Quatre heures moins un quart,
Laissons-le dégoiser sa fluide éloquence,
Et revenons plus tard.
*
* ...*
.
Quand je revins, Renan au récipiendaire
Avait pris le crachoir ;
Or voici, sauf ceux que je laisse au vestiaire,
Les mots qu’il laissa choir :
Discours de Renan
« En vérité, monsieur, vous êtes plus modeste
Qu’on n’est à Barbizon ;
Vous deviez tôt ou tard, et nul ne le conteste,
Être de la maison.
« Vos écrits amoureux, dont j’ignore le nombre,
En toute humilité,
Je dis qu’ils m’ont surtout ébloui par leur onde
Et folle quantité.
« Je ne les ai pas lus, Dieu merci ! Je dis comme
Jadis un bel esprit,
Royer-Collard * , je crois : on ne lit plus, jeune homme,
A mon âge, on, relit !
« S’il fallait seulement de ce que mes collègues
Ecrivent, lire un mot,
Ce serait, voyez-vous, à faire dans mes grègues
Comme un simple marmot.
« C’est à peine si moi je consens à me lire,
Et j’écris bien pourtant,
Que si je n’ai jamais entendu votre lyre,
Roucouler, nonobstant,
« Je ne suis pas, monsieur, sans un peu vous connaître
…Mais j’ignore comment,
Quoi qu’on fasse, toujours la poussière pénètre
Dans un appartement…
« A l’âge lactescent où lointaine est encore
La palme à conquérir,
Vous avez su, jeune homme au talent tricolore,
Tous les genres couvrir ;
« Exceller dans chacun sans faire tort aux autres
Qui sont au coin du quai ;
Vous voyez bien que pour devenir l’un des nôtres
Vous étiez indiqué.
« Historien ainsi que Rabbe, journaliste
Ainsi qu’Ézéchiel (1),
Romancier encor plus naturaliste
Plus fougueux qu’Ariel,
« Philosophe, savant à l’instar de Goethe
Couronné de rayons ;
Vous fûtes, tour à tour, prosateur et poète
Et marchand de crayons.
« Et vous vîntes à nous, je vous en remercie.
Je puis dire à présent
Que quand je demandais : eh bien, et Clarétie ,
On répondait : absent.
« On a souvent, je sais… blagué l’Académie ;
Tout dernièrement
Encore on l’appelait : cette vieille momie,
Dans un livre charmant.
« Quant à vous, dédaignant cette enfantine scie
Plus éteinte que Thiers,
Vous n’avez jamais dit, ô Jules Clarétie :
« Vos habits sont trop verts ! »
« A personne d’ailleurs nous ne gardons rancune
Et notre force est là.
De personnalité nous n’en craignons aucune,
Quand ce serait Zola !
« Il indiffère bien qu’on boive à l’Hippocrène
Pour être élu, ici ;
Qu’un soldat valeureux nous rende la Lorraine,
Nous l’élirons aussi.
« Qu’Eiffel au Pont-Euxin ajoute quelques arches,
Nous nommerons Eiffel ;
Et nous avons déjà commencé des démarches
Auprès de Géraudel.
« C’est vous dire, monsieur, que vous deviez en ÊTRE.
J’ai fini, je conclus :
Rien ici n’est changé ; cela ne fait, cher maître,
Qu’un quarante de plus !
Post-Scriptum
« J’oubliais. Vous voilà, rompant votre écritoire,
Directeur des Français,
Je crois, si vous jouiez l’Abbesse de Jouarre
Qu’elle aurait du succès. »
RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
27 fév. 1889
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(1) Renan. Histoire du Peuple d'Israël
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