2 déc. 2007

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LES DEUX ECOLES
(CONTE POUR NOËL)
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- Allons, messieurs, tout à la joie !
Un des plus doux plaisir permis
N’est-il pas de longer une oie,
Le jour de Noël, entre amis ?

« La voici ! Dieu, qu’elle a de la grâce,
Dedans son mordoré pourpoint !
Elle me parait jeune et grasse,
De chair congrue et cuite à point ».

Ainsi parlait notre hôte habile
Qui, nous prenant tous à témoins,
Détaillait sur ce volatile
Trente aiguillettes pour le moins.

- Et maintenant, pas de faiblesse !
Mangez hardiment, mes enfants.
Il ne faut pas que l’on en laisse.
Je suis chez moi, je le défends.
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N’est-ce pas là de l’éloquence ?
On ne saurait s’exprimer mieux.
Nous nous mîmes en conséquence
A l’ouvrage, pareils aux Dieux !

Tout à coup, rompant le silence,
Quelqu’un dit : « Ça n’est pas mauvais
Mais le comble de l’excellence,
Pour moi, c’est une oie aux navets ».


- « O détestable rabat-joie,
Criai-je - fiche-nous la paix !
Puisqu’elle est aux marrons cette oie,
Pourquoi la vouloir aux navets ? »

- « C’est qu’elle y est supérieure,
Selon moi, reprit ce maudit.
- « Du tout. Elle est cent fois meilleure
Aux marrons ». - « Canaille ! » - « Bandit ! »


- « Ah ! ah ! Tu la trouves meilleure
Aux marrons ? Eh bien, en voilà ! »
Lors, il se mit un œil au beurre
Noir et me démantibula.

Tous se levèrent, et notre hôte
Disait : « iIl faut les museler »
Nous lui brisâmes une côte,
De quoi venait-il se mêler ?

La lutte devint meurtrière,
Deux camps, encore qu’indistincts,
Se formèrent, donnant carrière
A de sanguinaires instincts.

Cependant que la cuisinière,
N’osant entrer, pâle d’effroi,
Criait derrière une portière :
- « Messieurs, le souper sera froid ».

*
* ...*



Après ce court « Struggle for life »
Le massacre donc s’arrêtait,
Et nous reprîmes notre briffe,
Comme des crétins qu’on était.

Quand on en fut à la carcasse,
Les marrons touchant à leur fin :
- « Parbleu ! Risquai-je - c’est cocasse,
Il me semble encore avoir faim ».

- « Aussi, moi, » dit mon adversaire.
- « Bien. Alors nous partagerons.
A moi la carcasse, compère,
Si tu veux, à toi, les marrons… »

A ce mot de marrons, le frère
Fit mine de me reboxer,
Mais notre hôte fort en colère :
- « Vous n’allez pas recommencer ?…

« Puis il est tard. Tous je vous chasse.
Allez-vous mettre ailleurs d’accord,
Pour les marrons et la carcasse,
C’est moi qui vais leur faire un sort. »

RAOUL PONCHON
le Journal
26 déc. 1910
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