18 déc. 2007

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LE CENTAURE DE LA RUE D’ULM
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Il s’agit de Ferdinand Brunetière critique littéraire, maître de conférences à l'École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, collaborateur à la Revue des Deux Mondes et futur académicien.
Celui-ci menait une vie mondaine assez active et se piquait d ‘élégance, à monter à cheval, ce qui lui valut d’être brocardé, à l’Ecole et dans les journaux satiriques, et d’être surnommé « le Centaure de la rue d’Ulm ».
Sujet de la gazette : Brunetière s’oppose au projet d'un monument à Charles Baudelaire : *
« Mais enfin, si ce serait un scandale ou plutôt une espèce d’obscénité que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise ». (La Statue de Baudelaire - Revue des deux mondes, 01 sept. 1892, p 212.) *
Cet affaire fit grand bruit à l'époque et Raoul Ponchon se défoule…

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Le Centaure est fort en colère.
Songez donc, on veut élever
Une statue à Baudelaire !
Il n’en peut plus, il va crever ;

Il étrangle, écume, épilepte,
Jamais on n’ouït tant crier,
Il en ronge sa plume inepte,
En avale son encrier.

… J’entends l’honorable assistance :
« Mais nous ne le connaissons pas
Votre centaure d’importance ;
Présentez-le nous de ce pas. »


Volontiers. Ce hargneux Pandore
Est un cavalier sans rival
D’où son nom lui vient, de centaure,
Mi-partie homme et mi-cheval.

En dehors de ses aptitudes
De centaure à peu près bai brun,
Il se livre à d’autres études,
Il écrit autant que pas un.

A peine a-t-il à l’écurie
Laissé deux de ses quatre pieds,
Des deux autres avec furie
Il salit des tas de papiers.

A l’âge où l’on sanglote encore
Sur Lamartine et sur Musset,
Déjà notre fougueux centaure
Dedans
la Revue hennissait.

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Il possédait quelque lecture,
Il piaffait non sans aplomb,
Savait que la littérature
S’est arrêté à Fénelon ;


N’avait aucun sens artistique :
Vous voyez c’est tout ce qu’il faut
Pour faire un éminent critique,
Un psychologue sans défaut.

Il avait donné sa mesure,
D’ailleurs, en différents écrits
Pleins d’une érudition sûre
Sur les pur-sang et le Grand Prix.

Voilà pourquoi ce vieux cyclope
De Buloz remarqua ce lis ;
Ce borgne inventa ce myope :
Si c’est pas Buloz, c’est son fils.

Et quand on ne sait trop quel Planche
Dans le néant se laissa choir,
Notre centaure un beau dimanche
Vint le remplacer au crachoir.


Il était tout à fait d’équerre
Avec la Revue, un peu lourd…
Peut-être… mais cela guère
Ne s’aperçut qu’à Petersbourg.

Si Planche avait été féroce
Pour ses pauvres contemporains,
Celui-ci fut tout aussi rosse.
Le critique a ça dans les reins.



Notre centaure se figure
Aisément qu’il est le deus
Ex machina, le grand augure,
Ou bien le spiritus sanctus ;

Qu’il doit vous donner la fessée
Pour vous faire une opinion ;
Qu’entre l’auteur et sa pensée
Il est le fatal trait d’union ;

Et que sur la mer Océane
De l’esprit il est le flambeau,
Le fil merveilleux d’Ariane
Qui doit le guider vers le beau.

Et voilà tantôt quinze années
Qu’il indique le vrai chemin
A trente douairières fanées
Du noble faubourg Saint-Germain ;

Qu’il éreinte le Zolaïsme,
Qu’il fait son affaire à Flaubert,
Qu’il administre au Symbolisme
Quelques volées de bois vert ;

Qu’en des tartines mal lavées
Il vous enseigne que les vers
Sont des lignes inachevées
Et que l’on peut lire à l’envers ;

Qu’il traite de pauvre imbécile
Le meilleur qui débutera
Avec une verve facile,
Un mauvais goût de magistrat.


Mon Dieu, qu’il induise les foules,
A la rigueur on l’admettrait :
Les foules sont des femmes soûles
Qui n’offrent aucun intérêt.
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Qu’à l’Odéon, à la Sorbonne
Il fasse des cours gris foncé
Qui n’apprennent rien à personne,
Si ce n’est peut-être à Sarcey.
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C’est bien, mais que, pris de délire,
En un style fuligineux
Il s’en prenne aux porteurs de lyre,
Aux grands poètes lumineux !

Voilà qui fait pouffer de rire :
Je veux bien n’être qu’un fêtu
Si m’importe ce que peut dire
Le critique le plus rétu

Cependant qu’il croit qu’il éduque
Les cerveaux les plus triomphants :
Autant consulter un eunuque
Sur l’art de faire des enfants.


Petit centaure atrabilaire,
Tu peux entasser les écrits,
Le moindre vers de Baudelaire
En dira plus à nos esprits ;

Ton côté homme est fort honnête
Si l’on te compare aux bossus.
Dès que tu parle d’un poète,
Le cheval reprend le dessus.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
18 sept. 1892
Muse frondeuse


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