15 déc. 2007

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J’ai rêvé que j’étais Rockfeller
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Je fis ce rêve de lune :
J’étais monsieur Rockfeller,
Et j’avais comme fortune
Un milliard d’argent clair,
Ou davantage, - il n’importe.
J’étais assez riche pour
Dépenser, en quelque sorte,
Cinq cent mille francs par jour.
Jusqu’alors de n’en rien faire
Je m’étais fait un devoir ;
Puis, un jour : « Mon petit père,
Me dis-je, essayons, pour voir.
Dépensons cette âpre somme
Dans ma journée, et qu’en somme,
Le même soir, en rentrant,
Il n’en reste pas un franc. »
Je pouvais, sans plus d’astuce,
La donner au roi de Prusse…
En doter quelque Hôtel-dieu…
Ce n’eût pas été de jeu.
La jouer ? C’était la perdre.
Autant la jeter dans l’Erdre,
Si ce n’est dans les égouts.
Il me fallait, au contraire,
Dépenser ce numéraire
Sans modifier mes goûts,
Et sans faire l’imbécile ;
Il eût été trop facile
De m’en délester d’un coup.


Pour ladite expérience,
Moi, Rockfeller, c’est en France
Que je m’étais tôt rendu,
A Paris, bien entendu.

Un matin, dès la prime heure,
Je sortis de ma demeure
Avec cinq cent mille francs,
Ce qui n’est pas encombrant.
Et je m’en fus, sans vergogne,
A pied, au Bois de Boulogne.
J’aurais pu prendre un cocher,
Mais je préfère marcher.
Vers les une heure cinquante,
Heure de mon déjeuner,
Je me laissai fasciner
Par une auberge élégante.
Une bouteille de lait
Coupé d’eau, deux œufs mollets
- C’est toujours mon ordinaire -
Et j’en avais plein mon sac.
Il faut que l’on considère
Qu’en tant que milliardaire,
J’ai très mauvais estomac.
N’importe? La « douloureuse »
Me parut assez heureuse :
En comptant quelques biscuits,
Le cure-dents, le pourboire,
Vous pouvez aisément croire
Que j’en eus pour vingt-cinq louis,
Puis, je changerai d’atmosphère.


Mais, l’après-midi, que faire ?…
Il entrait dans mes desseins
De courir les magasins.

Je fis donc quelques emplettes
Pour tout dire assez simplettes,
Une bague pour l’hiver…
Çà et là un revolver…
Toutes choses profitables,
A la vie indispensables.
Plus loin, à l’hôtel Drouot,
Je fis l’achat d’un Corot,
Y compris la signature.
Comme tout bon citoyen
D’outre-mer, vous pensez bien
Que j’adore la peinture.
Puis, je fus me promener
Jusqu’à l’heure du dîner,
A pied, selon mon système.
Et mon repas fut de même.
Que le matin, Dieu merci !
Et l’addition aussi.
Et, pour finir ma soirée,
J’entrai dans un grand Guignol
Entendre la voix dorée
De je ne sais quel rossignol.
Ci : dix louis pour ma loge.
Minuit sonnant à l’horloge
Je sortis en me disant :
Que vais-je faire à présent ?
Souper avec des personnes
Bizarres et folichonnes ?…
Las !
ô destin décevant !
Mon docteur me le défend.


Or, il me restait encore,
En billets, en or sonore,
Quoi ? Quatre cent mille francs,
Et j’allai désespérant,
De les dépenser, j’ajoute.
Quand voici que, sur ma route,
Au détour d’un carrefour,
Une manière d’apache
Les adopta sans retour,
Tout en me traitant de vache.
Ce qui prouve, bonnes gens,
Que dans Paris, la Grand’Ville,
Il n’est pas si difficile
De dépenser son argent.


RAOUL PONCHON
Le Journal
11 juin 1906


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