5 déc. 2007

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LE GEANT
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Est-il rien sur la terre
De plus près du néant
Que l’être solitaire
Qu’on appelle un « géant » !

Voyez : plus il avance
Dans l’existence, et plus
Il devient sans défense,
Avant l’heure, perclus.

Car ce n’est pas en force
Que croissent nommément
Ses jambes ou son torse,
Mais en gras-doublement.

Il ne sait plus qu’en faire :
Maladroit comme tout,
-Tel un coléoptère, -
Il se cogne partout.

Malgré son grand physique
Et son large compas,
Même dans la musique,
André n’en voudrait pas.

Il est sans cesse en proie
A quelque contretemps ;
Tout l’offense, le broie,
Et, dans tous les instants
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S’il descend dans la rue,
Il ne peut faire un pas
Sans que sur lui se rue
La foule. Il ne peut pas.

Alors, il prend un fiacre,
Pour diversifier,
Et fait le simulacre
D’y tenir tout entier.

Hélas ! Par la portière,
Ses pieds sont récalcitrants
Se déploient en bannière…
Va-t-il au restaurant ?…

Sans qu’on se préoccupe
De son fier appétit,
Toujours, il est dupe
D’un bifteck trop petit.

Que s’il veut une femme,
Ce n’est pas trop de deux,
Alors il est bigame,
C’est un sort bien hideux.

Tenez : en cette immonde
Saison sans précédents,
Comme avant tout le monde,
Il a la tête dans

Les nuages, la brume
Et le brouillard aussi,
Ce qu’il prend pour son rhume,
Vous voyez ça d’ici !


Une autre chose encore…
Tout parait messéant
Des objets qu’il arbore
En ses doigts de géant,

Tout chétif, ridicule…
Et pourtant, tu m’entends,
Il pousse le scrupule
Jusqu’à lire le Temps !

Enfin quoi ! Tout vous dis-je,
Le rend fou, l’ahurit ;
Chacun le désoblige,
Chaque chose lui nuit.

A-t-il vidé sa bourse ?…
Comme il n’est pas savant,
Il n’a que la ressource
De se vendre. Il se vend,

S’exhibe dans les foires,
Chez quelque obscur Barnum ;
Et, comme on est des poires,
Il fait le maximum.

Il est certain, en somme,
Que son sort est plus beau
Entre « Consul » et l’homme *
A la tête de veau.


RAOUL PONCHON
Le Journal
11 janv. 1904



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