21 nov. 2007

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JOURS DE MORUE
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…Moruturi te salutant.

Tous les ans, aux mêmes époques, *
Sur des bateaux comme des coques
De noix, un tas d’êtres baroques,

De Lorient ou de Paimpol
Prennent, pressés par un désir fol,
Régulièrement leur vol.

Ils poursuivent quelles chimères
Par-delà les plaines amères,
Laissant femmes, enfants et mères ?…

Pour quel Eldorado lointain
Abandonnent-ils un matin
Le nid certain pour l’incertain ?

Ils ont entrevu dans un rêve
Quelle hospitalière grève ?
Suivons-les - La brise s’élève.

Voilà qu’ils ont quitté le port,
Ils se dirigent vers le Nord
Le Nord ! C’est au nord. Ils ont tort.

Enfin !… La mer est pateline ;
A peine leur bateau s’incline
Sur la vague souple et câline.


Ah ! qu’ils sont heureux les démons !
S’en flanquent-ils à pleins poumons
De l’air fleurant les goémons !

Après d’ineffables journées,
Des côtes nouvelles sont nées,
Sont-ce des Îles Fortunées ?

Hélas ! C’est un âpre rocher
Où l’Océan vient s’écorcher ;
C’est pourtant là qu’ils vont nicher.

C’est là qu’il faut jeter l’amarre
Et pour manœuvrer dare-dare
Avoir cent bras, comme Briare.

Hardi les gars ! Tôt commençons.
Préparez lignes, hameçons.
Nous pataugeons dans des poissons.


Déjà le patron les suppute.
Allons, sans perdre une minute,
Pêchez machines, ferrez, brutes.

Travail morne et fastidieux
Qui casse les bras et les yeux…
Enfin, avec l’aide des dieux,

Après de longs mois monotones,
Le poisson se compte par tonnes.
Regagnez vos côtes bretonnes.

Les mauvais temps sont arrivés,
Quatre pater et trente avés,
Vous voilà peut-être sauvés.

Non, car quelque un trouble la fête.
C’est le vent qui souffle en tempête.
C’est le naufrage et la mort bête.

Trop heureux si le ciel consent,
A vous conserver dix sur cent !
Est-ce possible, Dieu puissant,

Qui présides aux Terres Neuves,
Qu’au grand jamais tu ne t ‘émeuves
De tant d’orphelins et de veuves !


Et pourquoi, - voilà qui confond
Ma cervelle sous son plafond, -
Pourquoi, dans l’Océan profond, -

Tant d’existences disparues ?…
Pour de vieilles folles férues
De carêmes et de morues.


RAOUL PONCHON
Le Journal
29 mars 1902






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