22 nov. 2007

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L'OEIL de JAUME
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1892 : En lice... la police des Châteaux dont la mission est d’intervenir contre les crimes et délits de toute espèce. Le plus célébre protagoniste de l'époque est le zèlé inspecteur Jaume, expert en déguisement *. Ponchon s'amuse se référant à la Légende des Siècles de Hugo.

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L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.
Victor Hugo


Or, une nuit et n’importe où,
Un assassin battait sa flemme
Et battait sa maîtresse itou
Sans s’occuper d’autre problème,
Quand tout à coup dans cette nuit,
Plus troublant cent fois qu’un fantôme,
Parut comme un astre qui luit
L’Œil inévitable de Jaume. *

Il en eut la foire six mois
Tellement sa frousse fut grande :
Par jours il allait quantes fois
Sur ce pot qu’en chambre on demande.
Eh bien, voilà ce qui confond
Et semble tenir de la fable :
L’Œil de Jaume allumait, au fond,
Si la matière était louable.

Notre assassin guérit bientôt ;
On lui donna pour médecine
Un œuf dans un bouillon de veau,
C’est une bien triste cuisine…
Enfin !… Cet œuf dans ce bouillon,
Dans cette lamentable soupe,
Sembla d’abord à mon couyon
L’Œil de Jaume tirant sa coupe.

« Parbleu, dit-il, c’est épatant,
Ça tient de la sorcellerie !
J’aime bien rire, mais pas tant ;
Fuyons dans une autre patrie ;
Toujours cet œil sur mon chemin !…
- T’es bête, répondait sa môme,
Y a pas plus d’œil que dans ma main.
- Si, qu’il disait, y a l’œil de Jaume.


Vois : il est noir, s’il n’est pas bleu,
Regarde… le vois-tu ? Regarde…
Et l’entends-tu crier : Au feu ?…
Ah ! Maintenant c’est : A la garde…
- Mais non, mais non, vieux saligaud,
C’est seulement un peu de fièvre…
T’as trop lu ton sacré Hugo…
Ton pouls galope comme un lièvre.

- Non. Cet œil ne me quitte pas,
Il me hante, il me persécute.
Je veux foutre un camp de ce pas. »
Alors, sans perdre une minute
Il mit sa môme en son chapeau,
Sa tête dans une valise,
Demanda l’heure du bateau
Et fut au pays d’IF YOU PLEASE.

De là dans le pays voisin
Il alla promener son crime.
Mais quoi qu’il fit, notre assassin
Ou bien plutôt notre victime
N’avait plus un instant heureux,
Car dès qu’il touchait sa môme
Soudain s’écarquillait entre eux
Le sempiternel œil de Jaume.

« Quoi, toujours cet œil - disait-il -
(Noyau dont mon âme est la prune)
Me ronge !… Fuyons au Brésil…
Non… bien mieux que ça… dans la Lune. »
… A peine avait-il débarqué
Sur ce politique rivage
Que l’œil de Jaume sur le quai
Vint solliciter son bagage.

Alors, plus pâle qu’un linceul,
De l’Odéon il prit la route.
« Du moins - dit-il - je serai seul
Dans ce théâtre sans nul doute. »
Comme il venait de s’y caser
Il vit - l’on a peine à le croire -
Applaudissant à tout casser
L’Œil assis dans une baignoire.



Enfin, n’y pouvant résister,
Il se fit sauter la cervelle,
Puis il se mit à renifler
Au sein de la nuit éternelle.
« Zut ! - s’écriat-il - c’est trop fort !
Je suis mort, je me le rappelle,
Pourtant, je vois cet œil encor !
Nom de Dieu ! L’âme est immortelle. »
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RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
27 mars 1892




ouvrage intéressant de l'époque : La Police de sureté d'Horace Valbel - 1889 ; Ed. Dentu - où il est fait référence à l'inspecteur Jaume.

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