16 nov. 2007

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MOURIR, C'EST PARTIR BEAUCOUP

Un Américain ayant parié de faire 200 kilomètres à l’heure en auto
est mort (dans un ravin) après en avoir fait 160. (Journaux)
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Oh ! que les vivants vont vite !
Pourquoi si vite, ô vivants ?
Vous courez à quelle « invite » ?
Ou vers quels buts décevants ?

Quel Eldorado vous tente,
O vous qui ne daignez point
Ici planter votre tente,
Mais qui la voulez plus loin ?


Fous qui vous mettez en route
Vers des pays hasardeux,
Quand vous ignorez, sans doute,
Que le vôtre en vaut bien deux !

Le bonheur vrai ne s’agite
Qu’en un espace très court,
Il est pour celui qui gîte
Et non pour celui qui court.

Pas plus que ne fait leur ombre
Ne quittez pas vos amis,
Et c’est un bien petit nombre
Que le Ciel vous a permis.

Quand vous parcouriez la sphère,
Matin et soir, jour et nuit,
Vous n’arriveriez à faire
En somme qu’un court circuit.

Même fallace et éparse
A peu près sous même cieux,
Et partout la même farce
Tourne en cercle vicieux.

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Mais, suivez vos destinées,
Je ne puis qu’y répugner.
A toutes vos randonnées
Nous ne saurions que gagner.

Si vous prenez la grande route
Il faut que vous consentiez
A nous laisser, somme toute,
Les poétiques sentiers.


A nous les bois où l’on muse
Au gai soleil du matin,
Les clairières où la Muse
Rit dans la menthe et le thym

A nous, les célestes voûtes
Et l’air libre sur les monts ;
A vous, la poudre des routes
Qui dévore vos poumons !

A vous, les pannes stupides,
Et les soleils aveuglants ;
A nous les sources limpides
Et l’ombre des bois tremblants !

Allez, parcourez l’espace,
Vent arrière ou vent debout.
Dépêchez-vous, le temps passe
Et vous n’êtes pas au bout…

Ou plutôt si, vous y êtes.
Voyez ce mauvais ressort !
Sur vos faces inquiètes
Je lis déjà votre sort.

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Oh ! Le pauvre automobile !
Ne voyez-vous pas encor
Que la mort, chauffeuse habile
Détient sur vous le record ?

Enfin, si c’est votre envie
De partir, partez. Se peut
Que vous dédaigniez la vie ?
« Partir, c’est mourir un peu »,

A dit ne sais quel poète
En revanche, ô casse-cous,
Moi, je dis et le répète :
Mourir, c’est partir beaucoup.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
09 nov. 1905



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