4 nov. 2011








 l'ORME des SOURDS-MUETS
.


1903

Rue Saint Jacques à Paris, près du jardin du Luxembourg réside l'institution des sourds-muets : au début du XXe siècle s'élevait un orme colossal, à gauche de la cour d'honneur, planté vers 1600 sur les prescriptions de Sully, ministre d'Henri IV et baron de Rosny. Ce terme de rosnis désignait l'orme, bois résistant travaillé par les charrons. Dans "Notre-Dame de Paris" (1831), Victor Hugo  mentionne cet orme que l'on pouvait voir des environs, de Montmartre, de Belleville, de Saint-Cloud et Châtillon. Il servait de repère pour se donner rendez-vous.
L'orme majestueux des Sourds-muets fut brutalement frappé d'apoplexie. Lors de son abattage en 1903, il atteignait 45 mètres de hauteur et sa circonférence de base mesurait 6 mètres. Un fût de 10 mètres couvert de lierre subsista encore un quart de siècle avant que l'on ne fasse disparaître fi
nalement l'ancêtre végétal.




O0O

On vient d’abattre et de débiter l’orme des sourds-muets
 jusqu’à hauteur de dix mètres...
.

Les sourds-muets avaient un orme
Immense, colossal, énorme,
Aussi haut que Hugues Delorme.

Cet orme ombrageait quatre cours ;
Et c’était la fierté de ces sourds,
Et de ces muets les amours.


Ce géant trois fois centenaire,
Digne en tous points qu’on le vénère,
Devint un beau jour poitrinaire.

On essaya, vous pensez bien,
Pour le sauver, plus d’un moyen.
Hélas d’hélas ! Rien n’y fit rien.


Il mourut. Son maigre squelette,
Un an, défia la tempête,
Dedans sa cour sourde-muette.

Puis, craignant de voir trébucher
On résolut de le faucher,
Et le vendre sur le marché.
.

Le faucher ! Vous croyez peut-être
Qu’à Paris on fait disparaître
Un arbre dont on est le maître,

Comme ça, sans plus de façon ?…
Vous voulez rire, mon garçon,
Ou vous êtes pris de boisson.


Sachez que vous ne pouvez oncque
Abolir un arbre quelconque.
« Il est à moi, donc je le tronque »

Ne fut jamais un argument.
Il y faut le consentement
Et l’appui du Gouvernement.


Il y faut des kilos, des stères
De papiers dans les ministères,
Des constats d’huissiers, de notaires ;

Et tout cela n’est rien encor
Tant que l’Édilité major,
N’opina point de sa voix d’or.


Et comme ces illustres poires
S’éternisent dans leurs grimoires,
Pensez si c’en est des histoires !


Enfin nul n’évite son sort.
Voici que sur cet Orme mort
Ces messieurs tombèrent d’accord,


Il fallait l’abattre, en principe.
Des délégués du Municipe
Vinrent avec toute une équipe


De bûcherons, chez nos muets.
Lesquels bûcherons étaient prêts
A réduire l’arbre en cotrets ;




Mais qui n’est pas pour nous surprendre,
Muets disaient : Venez le prendre,
Et sourds ne voulaient rien entendre.

Cependant qu’à leur orme mort
Ils faisaient , dans leur saint transport,
Une barrière de leur corps.


La lutte fut atroce et sombre.
Mais auparavant que vint l’ombre,
Ils avaient cédé sous le nombre.


Leur orme fut coupé, taillé…
Disons pourtant que, par pitié,
On leur en laissa la moitié.



RAOUL PONCHON
le Courrier Français
30 août 1903




2 commentaires:

Anonyme a dit…

satire cinglante... il y a de tout là-dedans, de l'histoire, de l'actualité, du jeu de mots ou de l'esprit commme on veut et surtout une écriture simple et légère mais si belle.

Anonyme a dit…

Ah ah ah ! j'ai publié une étude sur l'orme des sourds-muets, quel dommage que je n'aie pas connu ce poème avant... Voici la référence:
Yves Delaporte, L'orme des sourds-muets, Patrimoine Sourd, n°28, 2009(Journal de l'association "Culture et langue des signes - Ferdinand Berthier"). Avec plein de documents et d'illustrations d'époque.