2 oct. 2007

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L’Interview fallacieuse
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Texte d'Alphonse Allais dans lequel Ponchon est mis en scène.


Le roi Humbert fait son malin, depuis quelques jours, parce qu’il fut interviewé par notre camarade Calmette.
Il faut pourtant bien qu’il se dise qu’il n’est pas le seul à avoir été interviewé par Calmette ou par un autre, par un autre surtout.
Moi, c’est par un autre que j’ai été interviewé, pas plus tard qu’hier soir, sur le coup de cinq heures et demie ou six heures, à la terrasse du Café Julien, où je dégustais un de ces bons petits apéritifs qui vous coupent l’appétit comme avec un rasoir.
Le jeune homme (c’était un jeune homme) s’approcha de moi, le chapeau (un chapeau haut de forme) à la main et de la politesse plein les yeux (des yeux gris bleu).
Les présentations faites, je le priai de s’asseoir, m’enquis de ce qu’il prenait, commandait ledit breuvage au garçon (un excellent garçon que nous appelons Montauban, parce qu’il est de Dunkerque) et nous causâmes.
Après avoir abordé différents sujets dont la sèche nomenclature indifférerait le lecteur :
— Je crois me souvenir, cher maître, dit le jeune homme, que M. Antoine, le directeur du Théâtre-Libre, avait annoncé, dans les spectacles à jouer cet hiver, une pièce de vous en collaboration avec M. Raoul Ponchon et intitulée la Table.


— Le fait est parfaitement exact, mais la pièce ne pourra passer qu’au cours de la saison prochaine.
— Pas finie, probablement ?
— Si, elle est finie, mais avant de la livrer, nous avons besoin de nous mettre d’accord.
— Avec M. Antoine, peut-être ?
— Oh ! non, nous sommes du dernier lien avec M. Antoine. Nous avons besoin de nous mettre d’accord, M. Raoul Ponchon et moi.
— Question de droits d’auteurs ?
— Non pas ! Nous sommes parfaitement d’accord, M. Raoul Ponchon et moi, sur cette question. M. Raoul Ponchon entend toucher la totalité des droits, et c’est aussi ma prétention de toucher tout. Vous voyez que, sur ce point, nous ne différons pas sensiblement.
— Mais alors ?
— Voici : notre pièce comporte deux personnages, Victor et Gustave. Nous nous partageâmes la besogne : M. Raoul Ponchon écrirait le rôle de Victor et moi le rôle de Gustave. Malheureusement, nous ne songeâmes point, avant de nous mettre à l’ouvrage, à nous entendre sur le choix du sujet, de sorte que notre pièce, telle qu’elle est, présente de rares qualités d’incohérence qui semblent la désigner au théâtre national de la Ville-Evrard.
— Oh ! comme c’est curieux, ce que vous racontez-là !
— Attendez, ce n’est pas tout. M. Raoul Ponchon s’était dit : « M. Alphonse Allais a l’habitude d’écrire en prose, je vais donc écrire le rôle de Victor en prose. » Moi, de mon côté, je n’avais pas manqué de me faire cette réflexion : « M. Raoul Ponchon parle la langue des dieux aussi bien que si c’était la sienne propre (as well as if it is his own) ; il ne manquera de la faire parler à son héros, faisons de même. » Et je mis dans la bouche de Gustave mes plus lapidaires alexandrins. Il se trouva donc que nous nous étions trompés tous les deux. D’où mille remaniements à opérer, portant sur le fonds de notre œuvre et aussi sur la forme.
Le petit reporter crut comprendre que notre entrevue avait assez longtemps duré. Il tira de sa poche une pièce de 2 francs, dont il frappa, à coups saccadés, le marbre de la table, dans le but évident d’appeler, sur lui, l’attention du garçon et de lui verser le montant de son vermout.
Je le conjurai de n’en rien faire.
— C’est ma tournée, ajoutai-je en souriant finement.



Deux et deux font cinq
Œuvres anthumes
1895

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