5 oct. 2007

.
.
SISOVATH FONCTIONNAIRE
.

Le roi Sisowath s'est commandé
un habit officiel à la française.



O roi, maître des existences
Et du Cambodge, ô Sisowath !
*
Dont l'ançêtre, en des circonstances...
Fut fait par nous échec et mat ;

Pour parler sans nulle feintise,
Tu n'es pas plus Cambodgien
Que moi. Veux-tu que je te dise ?
Tu n'es qu'un vieux Parisien.

A peine éclos sur nos bitumes,
Que déjà l'on te vit épris
De nos usages, nos coutumes,
De nos moeurs et de notre esprit.

On m'assure que tu ne manges
Déjà plus avec tes dix doigts ;
Que nos mixtures, nos mélanges,
Avec délices, tu les bois.

Tu t'habilles à notre mode.
Tu lâches, pour le pantalon,
Ton " shampot " si large et commode,
Qui fait si bien dans un salon.


Au lieu de ta riche tiare,
Tu mets un gibus, pauvre fol !
Tu revêts un habit barbare,
Tu t'étrangles dans un faux-col.

Dans ton royaume de Cocagne,
*
Toi qui ne vas qu'en éléphant,
Ici, notre fièvre te gagne,
L'autobus te semble esbroufant.

Tu passerais des périodes...
Sur la place du Carrousel.
Tu préfères à tes pagodes
L'interminable Tour Eiffel.

On dit qu'en entrant à la Chambre,
Ou bien au Luxembourg encor,
Tu crus, sauf l'encens, à part l'ambre,
Entrer dans ton temple d'Angkor !

Je te vois délaissant ton trône
Quand tu rentreras à Pnom-Penh,
- Oh ! nous savons ce qu'en vaut l'aune -
Pour quelque fauteuil en pitchpin.

On dit aussi que tu préfères
La Marseillaise de chez nous
Au Ramayana de tes pères,
Que t'ont seriné tes nounous.

Quant à nos jeunes ballerines,
Plus que les tiennes, tu sauras
Qu'elles ont du lard de poitrine ;
Je n'en dit pas plus, tu verras.


*

Pour le quart d'heure, tu ne rêves
Que d'un frac noir ou bien de ciel,
Taillé dans une étoffe brève,
Quelque chose d'officiel.

Un habit de fonctionnaire,
Sans plus, avec de l'or dessus.
Ne crains-tu pas, mon petit père,
Que tes peuples ne soient déçus

Quand ils te reverront ? Remarque
Qu'ils ont lieu de l'être, en effet,
Si, nous confiant un monarque,
Nous leur rendons un sous-préfet !



Raoul Ponchon
le Journal
9 juillet 1906



Aucun commentaire: