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SALON CULINAIRE
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Sachez, maîtres d’un art que j’aime,
Illustres enfants de Carême,
Que je ne suis pas des derniers
A célébrer votre mérite ;
Il en est mainte preuve écrite
Au cours de mes petits « papiers ».
J’ai donc, comme à mon ordinaire,
Vu votre salon culinaire,
Et je viens encore une fois
Constater ici que vous faîtes,
Pour nos gastronomes fêtes,
Ce que vous voulez de vos doigts.
Cependant, laissez-moi vous dire
Que votre cuisine chavire
Un tantinet dans l’Art Nouveau…
Ce qui est une erreur affreuse,
Déplorable, malencontreuse,
Indigne de vos cerveaux.
Trop de fleurs ! Trop d’architecture !
Et de peinture et de sculpture
Dans vos âpres combinaisons !
Ne marchez pas sur les brisées
De messieurs des Champs-Elysées ;
Que chacun reste en sa maison.
Vous répondez : Ces fioritures,
C’est afin que les nourritures
Se présentent bien, aient de l’œil.
- Je ne vous dis pas le contraire ;
Je ne suis pas si téméraire ;
Mais quoi ?… j’ai vu, dès votre seuil,
J’ai vu des machines sculptées,
Tellement tarabiscotées,
Qu’elles n’avaient plus rien d’humain :
Des poissons changés en volaille,
Et - comme on dit - vice-versailles.
Qu’ai-je encor vu sur mon chemin ?…
J’ai vu des jambons en charpie !
Est-ce là faire une œuvre pie
Que mettre en charpie un jambon ?
Non, vraiment, je vous le demande ?
Un jambon n’est chose friande
Qu’autant qu’il demeure un jambon.
J’ai vu des truffes triturées !
Réduites en telles purées
Qu’elles n’avaient rien de flatteur,
Je vous assure. Un vrai cirage.
Il faudrait un sacré courage
Pour y goûter… Moi, serviteur…
O cuisiniers ! ne vous déplaise,
Voilà de ces sombres fichaises
Dont s’accommodent volontiers
Les officielles agapes,
Mais qui ne sont que des attrapes
Pour des estomacs du… métier.
Me trompé-je ? Mais j’imagine
Que l’heureux but de la cuisine
- Celle que je tiens en faveur -
Est d’exprimer des comestibles,
Dans la mesure du possible,
Tout leur maximum de saveur.
Eh bien ! ces truffes en panades,
Ces jambons réduits en pommades,
Vous seriez, je crois, empêchés
De me dire à quoi ça ressemble ?
Ce sont des aliments, il semble,
Cent fois mâchés et remâchés.
Pour ma part, vous saurez que j’aime
Autant les mastiquer moi-même…
Enfin, ô cuisiniers subtils !
Quand je sors de ce lieu sévère
Qu’est votre Salon culinaire,
Comment donc cela se fait-il
Que j’éprouve un désir intense
De quelque plat de résistance ?…
Que je mordrais dans un gigot
Avec ivresse, je vous jure,
Sans plus ample fioriture
Que ces honnêtes haricots !…
R.P
le Journal
11 04 1904
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