2 oct. 2007

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Doux pays
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A Hugues Delorme


Tel que vous me voyez, Hugue,
Dans un pays singulier
Je viens de faire une fugue.
Disons mieux : dans un cellier.

Cette bachique chapelle
Est un pays de rentiers,
Et répond, quand on l’appelle
Au nom de Soiffarmoutiers.

Je dis bachique et pour cause :
Sachez que ses habitants
N’ont pas – ça vaut qu’on en glose –
Dessoulé depuis cent ans.

Ce sont vraiment d’admirables
Virtuoses du gosier
Des buveurs considérables
Faits pour nous extasier.

En voilà que votre Affaire…
Comment dites-vous déjà ?...
Complètement indiffère
Et jamais ne partagea.


Sans pour vous être sévère,
Delorme, croyez cela :
Vous ne savez boire un verre
Auprès de ces gaillards-là.

Comme les hommes, les femmes
Se soûlent, c’est indistinct,
Elles ont les mêmes âmes
Comme les mêmes instincts.

Ils ont perdu la mémoire,
Excepté ce mot, je crois,
Que vous dites toujours : boire.
C’est vrai qu’il en vaut bien trois.

C’est comme ces êtres farces
Qui, mis dans certains milieux
Deviennent aveugles parce
Qu’ils n’usent pas de leurs yeux.

Certains même, je l’atteste,
De ces dames et messieurs
N’ont plus même que le geste,
Pour l’avoir vu de mes yeux.


Ils mangent, mais c’est à peine.
Ils n’ont pas le temps, parbleu.
Une ou deux fois par semaine…
Encor, quand le temps est bleu.

Leur fonction est de boire.
S’emplir et se désemplir,
C’est leur loi. Devenir poire,
S’abrutir, se ramollir.

Et chose extraordinaire
A confondre les pédants,
C’est qu’avec cet ordinaire
Ils puissent vivre cent ans.

Une autre chose assez belle
C’est que tous les soirs on les
Ramasse avec une pelle,
Sinon avec un balai.

Puis on les rentre par livres,
Dans les maisons, au hasard,
Indiscernables ces ivres
L’un de l’autre, sur le tard.



Qu’est-ce que vous voulez faire
Avec de pareils gaillards ?
Rien. Le mieux est de se taire
Et d’imiter ces vieillards.



Raoul Ponchon
Juin 1899





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