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GUEULETON
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Le baron de Hirsch aurait offert *
Au Prince de Galles un déjeuner *
Ayant coûté plus de 500.000 francs.
(Gazettes du jour)
La salle où se passa ce fameux déjeuner
Présentait un coup d’œil bien fait pour étonner ;
Trois noces à la fois, menant un train féroce
Eussent pu s’y flanquer une terrible bosse.
Le style en étant Louis-paraplui-philippart
Matîné de Néo-Montmartrois ; d’autre part
Pendrouillaient sur les murs mille et une tentures
Sur lesquelles brochaient d’adéquates peintures
De Bouguereau, ma chère ! Et même de Jacquet,
A moins que ce ne soit de quelque autre paquet :
Toiles sans intérêt et torcheculatives,
Suprême expression d’esthétiques hâtives .
Enfin partout planait ou prenait son essor
Un mauvais goût de riche enrichi - rouge et or.
Dans ce lieu de délice, au fracas des cymbales
Lorsque entrèrent le prince (et son hôte) de Galles,
Un lot d’esclaves qui les avaient épiés
Se mirent au devoir de leur laver les pieds,
Tandis que, préposés à des soins moins moroses,
D’autres les couronnaient de verveine et de roses.
On parfuma le prince encore assez bien, mais
L’autre on désespéra d’y parvenir jamais.
Or, ce baron de Hirsch sur qui règne la gale
Fit asseoir à sa droite Albert , prince de Galle,
Et ce prince de Galle auprès de ce baron
Semblait un flave Christ avec un seul larron.
Le service était fait par quelques filles nues
Dont les naissants appas, les formes ingénues
Rinçaient, comme il sied, l’œil de nos deux aristos ;
La table rutilait de fleurs et de cristaux
Où s’épanouissait la merveilleuse flore
Des vins de tous pays et que d’autres encore,
Gloire de la terre et son éternel honneur !
Tous sortaient pour le moins des Vignes du Seigneur ;
Et leur antiquité remontait au déluge,
J’en appelle à moi-même et je me prends pour juge.
D’aucuns étaient dorés, ambrés et mordorés,
D’autres incarnadins, rubiconds, empourprés,
Sanglants, rouges ainsi que des soirs de bataille,
Violets, verts, bleus, roux, roses, gris, jaune paille.
Tous ces nectars faisaient comme un charivari
De couleurs : le bourgogne et le bordeaux fleuri,
Le falerne classique et l ‘antique cécube,
Les vins des bords de Rhin et des bords de Danube,
Et ceux grecs et latins, siciliens, persans,
Conservés on ne sait par quels moyens puissants,
Et ceux du Portugal, et de Chypre, et d’Espagne,
Et les autres… qu’on boit aux pays de Cocagne,
L’admirable constance et le royal tokay
Et le champagne fou, mettons un peu toqué,
Tous vivaient là, vous dis-je, en camaraderie,
Les vins comme les arts n’ayant pas de patrie.
Et pour boire ces vins dont je tais les meilleurs,
Cent verres sur la table étaient en tirailleurs.
O muse, redis-moi, pour en saisir l’histoire,
Le menu de ce grand déjeuner dînatoire,
Où les mets furent plus nombreux que mes cheveux,
Cela fera rêver nos arrière-neveux.
Non. La nomenclature en serait ridicule
Et devant ce travail mon courage recule.
Quel homme ce baron, et quel amphitryon
S’il s’agit de ton fils, ô perfide Albion !
Car le prince trouva d’abord sous sa serviette
En se mettant à table une ponne lorgnette.
Mais arrivons au fait : ces estomacs hardis,
Pour bien se mettre en train, débutèrent par dix
Quarterons de cancale et de marennes vertes,
Ce qui rendit bientôt leurs appétits alertes.
Ensuite on apporta le beurre et les radis :
Oui, mais quel beurre ! et quels radis ! du paradis
Peut-être provenaient ces radis ? Je l’ignore ;
Et le beurre ? Du lait des vaches de l’Aurore ?
Je le crains. Puis c’étaient des poissons marinés
Qui leur chauffaient la gueule en leur flattant le nez ;
Des sardines et des anchois, et des olives,
Histoire simplement de graisser leurs gencives ;
Ajoutez à cela d’énormes saucissons,
Enfin mille hors-d’œuvre exquis que nous passons.
Pendant ce premier coup de feu - pourquoi le taire ?
Ils flanquèrent chacun dix bouteilles par terre ;
Le prince, qui connaît l’habitude des cours,
But à la France, et l’autre, à l’argent - ses amours.
Mais voici qu’à propos entrèrent les entrées
Amas mystérieux de choses concentrées,
Salmis, farces, ragoûts, tourtes, hachis, coulis,
Pâtés - ou mieux châteaux avec mâchicoulis,
Tourelles, pont-levis et créneaux comestibles
Que prirent tôt d’assaut nos mangeurs invincibles ;
Ils en firent jaillir tout dès le premier choc
Des truffes par monceaux, des… histoires de coq.
Un tas coquentieux de machines friandes ;
Les poissons s’y mêlaient à des sortes de viande ;
Ne sachant quoi choisir et commencer par où,
Ils crurent le moment venu de faire un trou.
Alors sans plus tarder - je le dis sans mystère -
Ils mirent deux cruchons d’un vieux cognac par terre.
Ayant piqué leur faim de ce fier éperon,
Ils reprirent d’un bon appétit. Le baron
Disait (comme Judas eût fait à ses apôtres) :
« Prince, mangez, ceci n’est pas la chair des autres,
Buvez, ça, c’est leur sang. N’en faisons qu’un repas ;
Voyez, l’or est pour moi comme s’il n’était pas,
Par de sourdes combinaisons je le fais naître. »
Ce disant, il jetait des louis par la fenêtre.
Et de ce tas de mets qui vous eût fait frémir,
Bientôt il ne resta plus que le souvenir.
Or ce n’était encor que le second service,
De quoi rassasier un enfant en nourrice,
A peine. Tout à coup au son de l’oliphant
On apporta le rôt, un modeste éléphant,
Mais ce fut pour nos deux artistes, Dieu me damne !
Comme un grain de millet à la gueule d’un âne.
Ils le firent durer l’espace d’un moment,
Le temps pour un tendron de s’écrier : maman !
Ils n’en laissèrent rien que la double défense
Que des chiens dévorants rongèrent en silence.
La conversation n’allait que faiblement
Car l’un parlait anglais, l’autre bas allemand,
Mais le diable n’y perdait rien, puisque des nymphes
Etaient là, sous leurs mains, et réveillaient leurs lymphes.
Et pendant ce rôti qui fut un songe vain,
Ils mirent bas encor vingt bouteilles de vin.
Puis ils firent un trou pour le suivant service
Avec leur vieux cognac dépouillé d’artifice.
Je ne dirai pas les trois cents entremets
Qui suivirent, jamais je ne pourrais, jamais.
La vie est bien trop courte et je suis un ancêtre.
Le dessert, vous pensez, fut ce qu’il devait être :
Tous les fruits d’Orient et ceux de l’Occident
Furent pour ces messieurs un simple cure-dent.
Cent fromages puants, garantis sur facture,
Et soixante et dix-huit façons de confiture
Y passèrent aussi ; mille gâteaux, trois cents
Crèmes et quatre cents compotes, dieux puissants !
Disparurent de même au fond de leurs entrailles,
Et je crois oublier bien d’autres victuailles.
Et quand tout ce dessert fut dûment étouffé
On servit le café puis le pousse-café,
Et comme il sied après un déjeuner honnête,
Cigares et rincettes avec la rissolette
Je dois dire d’ailleurs que le baron de Hirsch
Pour ci-contre rimer ne buvait que du kirsch.
Quand au prince il lichait avec désinvolture
De toutes les liqueurs - car telle est sa nature :
Boire n’importe quoi lui est équidistant.
Bref, ils mangèrent tant et burent tant et tant
Que tous deux sous la table on les vit se répandre.
Or, je dis - je ne sais si je me fais comprendre -
Qu’il faudrait bien deux culs comme celui que j’ai,
Madame, pour chier ce qu’ils ont mangé.
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
27 avril 1890
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Au Prince de Galles un déjeuner *
Ayant coûté plus de 500.000 francs.
(Gazettes du jour)
La salle où se passa ce fameux déjeuner
Présentait un coup d’œil bien fait pour étonner ;
Trois noces à la fois, menant un train féroce
Eussent pu s’y flanquer une terrible bosse.
Le style en étant Louis-paraplui-philippart
Matîné de Néo-Montmartrois ; d’autre part
Pendrouillaient sur les murs mille et une tentures
Sur lesquelles brochaient d’adéquates peintures
De Bouguereau, ma chère ! Et même de Jacquet,
A moins que ce ne soit de quelque autre paquet :
Toiles sans intérêt et torcheculatives,
Suprême expression d’esthétiques hâtives .
Enfin partout planait ou prenait son essor
Un mauvais goût de riche enrichi - rouge et or.
Dans ce lieu de délice, au fracas des cymbales
Lorsque entrèrent le prince (et son hôte) de Galles,
Un lot d’esclaves qui les avaient épiés
Se mirent au devoir de leur laver les pieds,
Tandis que, préposés à des soins moins moroses,
D’autres les couronnaient de verveine et de roses.
On parfuma le prince encore assez bien, mais
L’autre on désespéra d’y parvenir jamais.
Or, ce baron de Hirsch sur qui règne la gale
Fit asseoir à sa droite Albert , prince de Galle,
Et ce prince de Galle auprès de ce baron
Semblait un flave Christ avec un seul larron.
Le service était fait par quelques filles nues
Dont les naissants appas, les formes ingénues
Rinçaient, comme il sied, l’œil de nos deux aristos ;
La table rutilait de fleurs et de cristaux
Où s’épanouissait la merveilleuse flore
Des vins de tous pays et que d’autres encore,
Gloire de la terre et son éternel honneur !
Tous sortaient pour le moins des Vignes du Seigneur ;
Et leur antiquité remontait au déluge,
J’en appelle à moi-même et je me prends pour juge.
D’aucuns étaient dorés, ambrés et mordorés,
D’autres incarnadins, rubiconds, empourprés,
Sanglants, rouges ainsi que des soirs de bataille,
Violets, verts, bleus, roux, roses, gris, jaune paille.
Tous ces nectars faisaient comme un charivari
De couleurs : le bourgogne et le bordeaux fleuri,
Le falerne classique et l ‘antique cécube,
Les vins des bords de Rhin et des bords de Danube,
Et ceux grecs et latins, siciliens, persans,
Conservés on ne sait par quels moyens puissants,
Et ceux du Portugal, et de Chypre, et d’Espagne,
Et les autres… qu’on boit aux pays de Cocagne,
L’admirable constance et le royal tokay
Et le champagne fou, mettons un peu toqué,
Tous vivaient là, vous dis-je, en camaraderie,
Les vins comme les arts n’ayant pas de patrie.
Et pour boire ces vins dont je tais les meilleurs,
Cent verres sur la table étaient en tirailleurs.
O muse, redis-moi, pour en saisir l’histoire,
Le menu de ce grand déjeuner dînatoire,
Où les mets furent plus nombreux que mes cheveux,
Cela fera rêver nos arrière-neveux.
Non. La nomenclature en serait ridicule
Et devant ce travail mon courage recule.
Quel homme ce baron, et quel amphitryon
S’il s’agit de ton fils, ô perfide Albion !
Car le prince trouva d’abord sous sa serviette
En se mettant à table une ponne lorgnette.
Mais arrivons au fait : ces estomacs hardis,
Pour bien se mettre en train, débutèrent par dix
Quarterons de cancale et de marennes vertes,
Ce qui rendit bientôt leurs appétits alertes.
Ensuite on apporta le beurre et les radis :
Oui, mais quel beurre ! et quels radis ! du paradis
Peut-être provenaient ces radis ? Je l’ignore ;
Et le beurre ? Du lait des vaches de l’Aurore ?
Je le crains. Puis c’étaient des poissons marinés
Qui leur chauffaient la gueule en leur flattant le nez ;
Des sardines et des anchois, et des olives,
Histoire simplement de graisser leurs gencives ;
Ajoutez à cela d’énormes saucissons,
Enfin mille hors-d’œuvre exquis que nous passons.
Pendant ce premier coup de feu - pourquoi le taire ?
Ils flanquèrent chacun dix bouteilles par terre ;
Le prince, qui connaît l’habitude des cours,
But à la France, et l’autre, à l’argent - ses amours.
Mais voici qu’à propos entrèrent les entrées
Amas mystérieux de choses concentrées,
Salmis, farces, ragoûts, tourtes, hachis, coulis,
Pâtés - ou mieux châteaux avec mâchicoulis,
Tourelles, pont-levis et créneaux comestibles
Que prirent tôt d’assaut nos mangeurs invincibles ;
Ils en firent jaillir tout dès le premier choc
Des truffes par monceaux, des… histoires de coq.
Un tas coquentieux de machines friandes ;
Les poissons s’y mêlaient à des sortes de viande ;
Ne sachant quoi choisir et commencer par où,
Ils crurent le moment venu de faire un trou.
Alors sans plus tarder - je le dis sans mystère -
Ils mirent deux cruchons d’un vieux cognac par terre.
Ayant piqué leur faim de ce fier éperon,
Ils reprirent d’un bon appétit. Le baron
Disait (comme Judas eût fait à ses apôtres) :
« Prince, mangez, ceci n’est pas la chair des autres,
Buvez, ça, c’est leur sang. N’en faisons qu’un repas ;
Voyez, l’or est pour moi comme s’il n’était pas,
Par de sourdes combinaisons je le fais naître. »
Ce disant, il jetait des louis par la fenêtre.
Et de ce tas de mets qui vous eût fait frémir,
Bientôt il ne resta plus que le souvenir.
Or ce n’était encor que le second service,
De quoi rassasier un enfant en nourrice,
A peine. Tout à coup au son de l’oliphant
On apporta le rôt, un modeste éléphant,
Mais ce fut pour nos deux artistes, Dieu me damne !
Comme un grain de millet à la gueule d’un âne.
Ils le firent durer l’espace d’un moment,
Le temps pour un tendron de s’écrier : maman !
Ils n’en laissèrent rien que la double défense
Que des chiens dévorants rongèrent en silence.
La conversation n’allait que faiblement
Car l’un parlait anglais, l’autre bas allemand,
Mais le diable n’y perdait rien, puisque des nymphes
Etaient là, sous leurs mains, et réveillaient leurs lymphes.
Et pendant ce rôti qui fut un songe vain,
Ils mirent bas encor vingt bouteilles de vin.
Puis ils firent un trou pour le suivant service
Avec leur vieux cognac dépouillé d’artifice.
Je ne dirai pas les trois cents entremets
Qui suivirent, jamais je ne pourrais, jamais.
La vie est bien trop courte et je suis un ancêtre.
Le dessert, vous pensez, fut ce qu’il devait être :
Tous les fruits d’Orient et ceux de l’Occident
Furent pour ces messieurs un simple cure-dent.
Cent fromages puants, garantis sur facture,
Et soixante et dix-huit façons de confiture
Y passèrent aussi ; mille gâteaux, trois cents
Crèmes et quatre cents compotes, dieux puissants !
Disparurent de même au fond de leurs entrailles,
Et je crois oublier bien d’autres victuailles.
Et quand tout ce dessert fut dûment étouffé
On servit le café puis le pousse-café,
Et comme il sied après un déjeuner honnête,
Cigares et rincettes avec la rissolette
Je dois dire d’ailleurs que le baron de Hirsch
Pour ci-contre rimer ne buvait que du kirsch.
Quand au prince il lichait avec désinvolture
De toutes les liqueurs - car telle est sa nature :
Boire n’importe quoi lui est équidistant.
Bref, ils mangèrent tant et burent tant et tant
Que tous deux sous la table on les vit se répandre.
Or, je dis - je ne sais si je me fais comprendre -
Qu’il faudrait bien deux culs comme celui que j’ai,
Madame, pour chier ce qu’ils ont mangé.
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
27 avril 1890
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