4 oct. 2007


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Douce Amie
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Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos...
(Baudelaire)


Délices de Paris et gloire de Montmartre,
Lesbos où les baisers, chauds comme des lapins
Et beaucoup plus nombreux que les poils d’une martre,
Réveillent les rats morts qu’au plafond l’on a peints ;
Délices de Paris et gloire de Montmartre !
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Lesbos, où les baisers sont tous du même sexe,
Devant lesquels garçons, nous croquons le marmot,
Et qui sont à peu près, sous l’œil d’un Wolf perplexe
Comme en un mot rimant avec un même mot ;
Lesbos, où les baisers sont tous du même sexe !
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Lesbos, où les baisers ne sont pas pour ta bouche,
Ô Don Juan ! où le sexe auquel tu dois ta sœur
N’est plus touché par toi, mais soi-même se touche,
A ton grand désespoir féroce jouisseur :
Lesbos, où les baisers ne sont pas pour ta bouche !
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Lèchebos ! où Priape abandonnant ses armes
Se cache tout confus au fond de ses jardins :
Où de jeunes beautés éprises de leurs charmes
S’excitent l’une l’autre à mille jeux badins.
Lèchebos ! où Priape abandonne ses armes !
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Lesbos, où pour l’amour il n’est pas besoin d’homme ;
L’homme étant, comme on sait ignoble et dégoûtant ;
Où devant deux tendrons dont l’un suce la pomme
A l’autre, je me dis : j’en ferais bien autant.
Lesbos, où pour l’amour il n’est pas besoin d’homme !
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Lesbos, où cependant que chacun sort et entre,
Ces dames au salon s’amusent, sans souci
Des michés sérieux qui se brossent le ventre,
Et qui voudraient bien rire et s’amuser aussi.
Lesbos, loin de Paris en même temps qu’au centre,
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Tu serais l’ornement de la Place Pigalle,
N’était qu’elle a déjà son célèbre bassin,
Cet Eden de fraîcheur, oasis sans égale,
Oui, parole d’honneur, sans ce sacré bassin
Tu serais l’ornement de la Place Pigalle.
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Laisse de Ferrouillat se froncer l’œil austère :
Nous comprenons tes goûts en voyant cet orang…
Ô Lesbos que chanta le divin Baudelaire,
Que ton amour fougueux coule comme un torrent ;
Laisse de Ferrouillat se froncer l’œil austère.
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Et qui donc oserait, Lesbos, être ton juge ?
Qui voudrait « douce amie » instruire ton procès ?
Est-ce Thévenet ? Est-ce Vilainrefuge ?
Ce n’est pas moi, toujours, ni le Courrier Français.
Et qui donc oserait, Lesbos, être ton juge ?
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Et quel audacieux ou quel sombre fumiste
Peut dire : « Cette chose est bien, cette autre est mal » ?
Et qui peut ajouter : « Lesbos est sur ma liste,
D’une géographie obscure. » L’animal,
En vérité, serait un bien sombre fumiste !
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Roques m’a donc prié de célébrer ta gloire.
Il aurait dû choisir un autre, évidemment ;
Car moi j’eusse aimé mieux me jeter dans la Loire
Que de venir troubler ton mystère charmant,
Mais Roques m’a prié de célébrer ta gloire.
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Et depuis lors je veille au sommet de Montmartre
Cependant qu’à mes pieds, sous les astres charmants ;
La sublime Lesbos s’étend comme une dartre ;
Et c’est pour amasser de sombres documents
Que depuis lors je veille au sommet de Montmartre.
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Mais comme, au bout d’un temps, ses plus folles caresses
Ne peuvent pas suffire à mon tempérament ;
Je cours rejoindre vite une de mes maîtresses
A laquelle je fais… un petit boniment ;
Et lorsque j’ai soupé de ses folles caresses,
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Pour savoir si la bière est toujours aussi bonne
Et lorsque un peu d’argent sonne dans mon gousset,
Avant que de rentrer place de la Sorbonne,
Je vais nonchalamment boire un bock chez Pousset
Pour savoir si la bière est toujours aussi bonne.
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Tout est donc pour le mieux, Lesbos, ma « douce amie ».
Aime de ton côté, j’irai boire du mien ;
Mais qui pourra jamais apporter l’accalmie
A ma soif sans refuge, à ton rut Lesbien,
Ô Lesbos ! île merveilleuse, « douce amie » !
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RAOUL PONCHON
Le Courrier français,
13 octobre 1889
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