4 oct. 2007

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ODE AU COURRIER FRANCAIS

A l’occasion de l’Anniversaire de sa Fondation
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Mercredi dernier, 16 novembre, toute la direction du Courrier Français se réunissait au Rat-Mort pour fêter l’anniversaire de la troisième année de fondation du journal.
Etaient présents à ce dîner : A.Willette; Henri Pille, Heidbrinck, Uzès, Forain, Louis Legrand, P.Quinsac, F.Lunel, José Roy, Goeneutte, Dupérelle, Roedel, Mermeix, Roger-Milès, Emmanuel Patrick, Julien Mauvrac, Emile Goudeau, Georges Perrin, Gustave Lanier, Edouard Lanier, Decaux, notre graveur, Bourbier, chef de vente.
Au dessert Paulus, retour de Genève, est venu au débotté avec son accompagnateur Chaudoir, nous serrer affectueusement la main.
Inutile de dire que la gaieté la plus franche n’a cessé de régner dans toute l’assistance.
La morue rapportée par Willette, de Granville, a été très bien accueillie ainsi que les pieds de cochon envoyés en droite ligne de Ménehould par notre ami Géraudel.
Au moment où le champagne de la veuve Clicquot moussait dans les verres, le doyen de la réunion, M. Emmanuel Patrick, a porté un toast au Courrier Français et à son directeur, M. Jules Roques. M. Emmanuel Patrick a rappelé avec beaucoup d’à-propos qu’il avait collaboré au Courrier Français dirigé alors par le père de directeur actuel.
« Ne croyez pas, Messieurs, ajouta M. Patrick, qu’il suffise d’avoir de l’argent pour faire un journal intéressant. Il y a encore autre chose : il faut avoir cet instinct particulier que M. de Villemessant possédait à si haut degré, pour reconnaître et deviner les talents naissants, les réunir et se les attacher. C’est-ce qu’a très habilement su faire notre directeur, M. Jules Roques. »
Après quelques autres toasts, M. Roques propose de boire à la santé d’un collaborateur absent, M. Raoul Ponchon, retenu à Saint-Enogat par les devoirs de l’amitié auprès de son ami Richepin, malade.
L’ami Ponchon avait tenu à être d’esprit avec nous, en envoyant à la rédaction l’ode suivante lue au dessert par M. Jules Roques au milieu d’applaudissements unanimes.
Mauvrac se lève alors et dicte, pour être adressées à Ponchon, ces paroles mémorables qu’il prononce d’une voix émue :
« Rien ne manquait à notre soif, vous manquiez à la nôtre ! »




Au banquet de Courrier, infortuné convive,
Je n’aurai point paru :
Ce n’est vraiment qu’à moi que telle chose arrive ;
Chimène, qui l’eût cru ?

Pour ne point assister à cet anniversaire
Il faut que je sois mort ;
Je ne crois pas pourtant, ou je ne le crois guère,
Puisque je bois encor.

Je suis tout bêtement dans un coin de province ;
Près, et cependant loin ;
Séparé des amis, même à distance mince,
On est toujours trop loin.

Et qu’importe ceci ? Qu’un autre me remplace
Et qu’il dîne pour trois :
Et qu’il boive son vin sans la moindre Wallace,

Car le vin est le vin : il n’est rien qui l’égale
Que lui-même, le Vin !
Quoi qu’en dise Chevreul et sa docte cabale,
En tout vingt vieillards, vingt !

Car ils sont vingt en tout, ces héros d’abstinence,
Pas un fifre de plus :
S’ils n’aiment pas le vin, ils ne sont pas de France
Tous ces hurluberlus.

Mais à quel titre ici prends-je donc la parole ?
Ai-je votre agrément ?
Est-ce que j’outrecuide ou si je gloriole ?
On le croirait vraiment.

Et ne suis-je donc pas, sans faire de tirades,
Un des plus tard-venus,
Hier encore inconnu de vous, mes camarades,
Parmi les inconnus ?

Moi qui ne sais chanter que la gloire des litres,
Et qui suis maladroit
Ainsi qu’un hanneton qui n’aurait pas d’élytres,
Ca va jeter un froid.

Et pourquoi n’est-ce pas Milès le porte-lyre
Qui vous parle, pourquoi ?
C’est que Roger Milès n’est pas, il a beau dire,
Aussi chauve que moi.

Et voilà la raison qui fait, cher auditoire,
Que Roques m’a prié
De vous servir quelques adjectifs après boire
En style approprié.

Donc, vous avez fini, vous êtes aux cigares.
Avez-vous bien mangé ?
Et les vins étaient-ils meilleurs que dans les gares ?
C’est le souci que j’ai.

Le potage était-il chaud comme un ciel de l’Inde ?
Et le rôt cuit à point ?
Rôt qui n’était rien moins qu’une superbe dinde
Dans son doré pourpoint.

Il y avait aussi, me suis-je laissé dire
De bons pieds de cochon ;
Si je ne les dis pas quelque jour sur ma lyre,
Je ne suis plus Ponchon.

Oui, vous avez mangé d’appétissantes choses
En ce jour de gala,
Vous avez bu le vin en y jetant des roses,
Et je n’étais pas là !

Quand on veut d’un journal fêter l’anniversaire
Du jour qu’il commence,
Chacun sait qu’un banquet est toujours nécessaire,
Je ne connais que ça.


Or, le Courrier Français, journal hebdomadaire,
Compte aujourd'hui trois ans,
Et son état parait, si l'on le considère,
Des plus satisfaisants.

Ce bougre qui m'est cher, malgré son très jeune âge
A fait toutes ses dents,
Et joue assez gaîment son petit personnage,
Sans autres accidents.

Et comment pouvait-il en être d'autre sorte
Avec de tels crayons,
Qui sont bien à Paris, où le diable m'emporte !
Les seuls que nous ayons ?

N'ayez pas peur, Messieurs, qu'ici je vous flagorne :
Tel n'est point mon défaut ;
Ce n'est pas, ô vous tous que la modestie orne
Le discours qu'il vous faut.

Aussi bien les auteurs, poètes, journalistes,
Connaissent leur valeur,
Sans compter, n'est-ce pas ? que messieurs les artistes
N'ignorent pas la leur.

Je pourrais tous parbleu vous mettre sur des socles,
Et dire tout à trac :
Ici l'on voit Mormoix, un de nos bons monocles ;
Là, le sombre Mauvrac...

Emmanuel Patrick, homme simple et modeste,
Et modeste écrivain
Qui dresse un monument unique, je l'atteste
A la gloire du vin.

Mais qui diable saurait vous passer en revue ?
Et quel est l'importun ?
J'aime mieux vous donner, sans crainte de bévue,
Un bonjour à chacun.


Maître Pille, bonjour, je bois à vous, cher maître,
La terre a beau tourner,
Est-ce qu'il vous en reste encore un kilomètre
A peindre ou dessiner ?

Voici que parmi vous glisse un rayon de lune :
C'est mon ami Pierrot ;
Pierrot, tu devrais bien me confier ta plume
Pour que j'écrive un mot.

Bonjour, Lunel ! Mon coeur il faut que tu le lours
Et lui dises : merci.
Il fait des ... dos de femmes avec de grosses joues,
Tu les aimes ainsi.

Ami Forain, comment vas-tu, ma vieille branche ?
Dis-moi, t'en souviens-tu ?
Nous avons eu jadis moins de pain sur la planche
Mais bien plus de vertu.

Derrière ses cheveux, Heidbrinck crie et tempête ;
Il va faire pleuvoir ;
Uzès, vos yeux qui font le tour de votre tête
M'empêchant de vous voir.

Bonjour, jeune Lanier, joufflu comme une pomme ;
Milès, déjà nommé ;
Et vous, mon cher Quinsac, pimpant et fleuri comme
Le joli mois de mai.

Je crois bien que parmi la nombreuse assistance
J'en passe et des meilleurs ;
Quelques-uns, j'en suis sûr, brillent par leur absence,
Et d'autres sont ailleurs.

Par exemple, un de vous dont j'ai perdu la piste,
Le vingt-huit jours Lorrain :
M'est avis qu'il doit faire un foutu réserviste,
Même s'il est au Train.

Puis, de nouveaux venus je me trouve en présence :
Touchez là, tout d'abord ;
Et nous ferons après plus ample connaissance
Devant un rouge bord.


Mais voici bien longtemps, il semble, que je parle,
Et vous ne buvez point ;
Quelqu'un de vous, Messieurs, s'appelle-t-il pas Charle ?
J'en aurais bien besoin.

Et veuillez excuser les paroles baroques
Qu'on vient de laisser choir.
A vos santés, Messieurs ; à votre santé, Roques !
C'est à vous le crachoir.




Raoul Ponchon
Courrier Français
20 nov. 1887
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