8 oct. 2007

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L’INVALIDE A LA GUEULE DE BOIS
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Bien des gens vivent sobrement et religieusement
sans savoir pourquoi ou sans s’en préoccuper ;
aussi vont-ils au ciel, purement et simplement
par la force de l’habitude, comme des idiots.
(STERNE)


Tous les matins, d’un ton impératif,
La soif me dit : " Viens, mon petit bonhomme,
Viens avec moi boire l’Apéritif… "
Et moi j’y vais, tant je suis faible, en somme.

En général j’ai la gueule de bois,
Etant toujours un peu bu de la veille ;
Ca n’est donc pas sans plaisir que je bois
Si quoi je bois n’est pas une merveille.

Oh non ! Absinthe, amer, bitter hideux
Que tour à tour j’anise ou je cassisse
Tel est mon blot. Après une heure ou deux
De ce verd‚tre ou noir‚tre exercice,

J’ai l’estomac brouillé…depuis Wagram,
Et dans mon crâne on charbonne la lampe
De ma raison, je crois sentir un tram
Qui va et vient de l’une à l’autre trempe.

Bien entendu ( faut-il d’autres motifs ? )
Mon appétit se ferme, loin qu’il s’ouvre,
Tout saboulé par ces apéritifs.
Le lundi, certe, est moins fermé le Louvre.

J’ai beau courir les premiers restaurants
Où le patron à me gâter s’échine,
A dépenser cinquante mille francs
En mets flatteurs, hirondelles de Chine,

Œufs de phénix, triquebilles de coq,
Mets délicats, mystérieux, étrusques,
Tout je renvoie intact au maître-coq
Tellement tout me semble ignoble et brusque.

Boire je puis encor, mais le plus beau,
Le plus pur vin et le plus désirable
Tombe dans moi comme dans un tombeau
Sans seulement émoustiller mon ràble.


Je sors de là, voyez dans quel état !
Mixte, hargneux, le cœur d’un vague extrême,
Je voudrais bien que quelqu’un m’embêtat
Qui secouerait mon dégoût de moi-même.

Et je songe en promenant mon ennui
De-ci de-là, ventre flou, tête close :
" Dire qu’hier j’étais comme aujourd’hui,
Et que demain ce sera même chose."

" Va te jeter dans la Seine, petit :
Dit une voix – telle est la scêne à faire
Ce bain, qui sait ? te rendra l’appêtit. "
Heu, heu ! de l’eau ! Ca n’est pas mon affaire.

De temps en temps je siffle sur le zing
N’importe quoi…je m’en fous : du campêche,
Si ça n’est pas de l’huile d’Henri Cinq
Ou bien encore du rhum de canne…à pêche.

Le plus drôle et que je ne comprends pas,
C’est que j’ai beau modifier ma route,
Presque toujours je reviens sur mes pas,
Tant qu’à la fin et sans que je m’en doute

Je me retrouve avec l’ami Ponson
Au même endroit pour mon thé de cinq heures.
Là, je demande une absinthe au garçon,
Et Ponson dit : " Vieux pochard, tu m’écoeures. "


Tant pis, je bois. Voilà l’essentiel.
Quelle heure est-il, d’ailleurs ? dis-je à ma poire.
Et c’est la voix de l’ange Gabriel
Qui me répond : " Il est l’heure de boire… "

Et je bois donc, puisqu’il le faut : du noir…
Du vert…du bleu…sans instinct qui me guide :
A mon gosier pas plus qu’à l’entonnoir
Il n’appartient de choisir son liquide

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Le plus fort c’est que je plains les mineurs !
Mais, nom de dieu, comparée à la mienne
Leur existence offre tous les bonheurs,
Il n’en est pas de plus bohémienne.

Je crois aussi qu’en ce terrestre val
Au lieu de boire ainsi qu’une ganache,
Il vaudrait mieux pour moi être un cheval…
Eh ben, voyez, je ne suis qu’une vache.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
19.04.1896
Muse au cabaret




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