.
.
.

LES DEUX ECOLES

.

Tandis que les Parisiens
Déposaient, l'autre jour, dans l'urne
Leurs bulletins régaliens,
Je quittai, moi, ma sombre turne.

Non pour aller voter. Les dieux
M'en préservent - comme des mouches !
Mais, le ciel étant radieux,
Pour prendre un bateau des plus mouche.

Voter ! Je m'en fiche, entre nous,
Comme de la prime culotte
Où j'ai mis mon premier genou.
Comme je disais à Lolotte :

" - Encore, si j'étais certain
Que ma voix eût quelque éloquence
Au dépouillement du scrutin,
Je " marcherais " en conséquence...

" Mais le Destin, toujours grinchu,
- A moins qu'un hasard ne m'inspire,
Alors qu'il faudrait Barbanchu,
Me ferait voter pour Shakespeare !

" Aussi, je laisse, par défaut,
Aux autres le soin de m'élire
Le gouvernement qu'il me faut,
Le député que je désire.

" O Lolotte ! c'est bien pourquoi
Je fais fi de ces turlutaines,
Tout en attendant un bon roi
Qui change en vin l'eau des fontaines. "

*


Je pris donc le mouche-bateau,
Citoyen combien réfractaire !
Songeant à Willette, à Watteau,
A l'embarquement pour Cythère.

Car, mon Dieu, ceci se passait
Avec Celle de mon flirtage,
Qui cache à l'endroit du corset
Deux candidats sans ballotage.

Nous descendîmes vers Meudon,
Je ne sais plus... Saint-Cloud ou Sèvres,
Moi, bercé par le doux fredon
Qui ne tarissait sur ses lèvres.

" - Alors, - me disait-elle, - toi,
Plutôt qu'aller voter pour Chose,
Tu préfères être avec moi ? "
Et je lui répondais : " Tu causes ! "

" - Pourtant si, de par quelque loi,
Il te fallait voter quand même,
Pour qui voterais-tu ? " _ " Pour toi ! "
" - Que t'es bête ! " - Non, si je t'aime.

Tout à ces futiles propos,
Nous gagnâmes un coin champêtre,
Et prîmes un temps de repos
Sous l'épais feuillage d'un hêtre.

Là, bientôt elle s'aperçut
- Voyez la belle découverte -
Qu'aussi bien dessous que dessus,
La feuille, en général, est verte !

Enfin, je ne sais plus à quoi
J'ai dépensé ce beau dimanche.
Songeant : puisqu'on vote pour moi,
Pas besoin que je me démanche.

Bien mieux. En rentrant à Paris,
- Ce qui de me convaincre achève -
En fait de député, j'appris
Que j'avais celui de mes rêves !


RAOUL PONCHON
le Journal
14 mai 1906


ill. Rivière