4 oct. 2007

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La Sainte Tunique
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La tunique de Jésus, selon l'évangéliste Jean (19,23-24) "était sans couture, tissée d'une seule pièce depuis le haut". Les soldats qui ont dévêtu le Christ après sa crucifixion avaient décidé de ne pas la déchirer mais de tirer au sort qui la recevra. A l'époque de Jésus, les juifs portaient habituellement deux tuniques, l'une comme chemise de corps et l'autre comme habit.
Des reliques de la tunique du Christ sont vénérées en Occident en particulier à Trèves et à Argenteuil. Dès 1512, les pèlerins venaient à Trèves pour vénérer la sainte tunique du Christ qui, selon la tradition, aurait été rapportée au IVème siècle par sainte Hélène, mère de l'empereur Constantin. Celle d'Argenteuil a été donnée à Charlemagne par l'impératrice Irène de Constantinople.
Ponchon nous conte aujourd'hui une bagarre de clochers arbitrée par le pape.


Sancta Tunica !
Ors pro nobis



Le pape de sa voix brève
Vient de confondre l’orgueil
De l’épiscope de Trève
Et du curé d’Argenteuil.

Ces deux prêtres moyen-âge
Depuis des temps très anciens,
Si j’en crois le reportage
Servaient à leurs paroissiens

Une respective loque
Breneuse autant qu’un cochon,
Un torchon qui s’effiloque ;
Prétendant que ce torchon

Etait la Sainte Tunique
Du Rédempteur des humains,
Et qu’ouvra la Vierge Unique,
De ses liliales mains.

O prodige diabolique,
Qui ne se peut concevoir !
Cette une et sainte relique
Ils étaient deux à l’avoir !

Et ces deux brutes cupides
Voyaient croître chaque jour
Le nombre des intrépides
Qui pélerinaient autour.

Car la foule qui se vautre
Au moindre commandement,
Vous adorait l’une et l’autre
Consciencieusement.

Il semble que cet évêque
Et cet autre ratichon
Pouvaient vivre en paix, avec que
- Chacun pour soi - son torchon,

Sans se porter préjudice ;
Puisque tous deux aussi bien
Y trouvaient leur bénéfice
Si la foi n’y gagnait rien ?
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Non. Ils en perdaient le boire
Le dormir et le manger :
Leur chiffon étant leur gloire
Qu’ils ne pouvaient partager.

… imaginez un antiquaire
Persuadé de ceci :
Qu’il a ton crâne, ô Voltaire !
Et qu’un autre l’a aussi ?…

Mais parlons de la relique :
Il s’agissait de savoir
Quelle était la catholique
Et quelle apte au dépotoir ?

Dans leur sacro-sainte délire
Nos deux prêtres, sans merci,
Parlaient de s’entre-détruire
Et se chamaillaient ainsi :

- « Va montrer à ton concierge
Ce torche-cul esquimau
La robe que fit la vierge
Etait en poil de chameau. »

- Disait l’évêque de Trève -
Et si tu tiens à la voir
Autre part que dans un rêve
Viens chez moi, j’y suis le soir. » -

- « Vieuillard, tu bats la breloque ;
La robe du Christ était
Bel et bien en peau de phoque
De phoque qu’on étêtait ;

« Elle étair donc sans couture. »
- Répliquait notre curé. -
- Voici la sainte Pelure,
Jamais je n’en démordrai ! » -

- Parbleu, tu me la fous belle,
- disait l’insolent prélat, -
C’est pour la boite à Poubelle
Ce que tu me montres là.

« Comment veux-tu, porte veine,
Que Jésus, grand et replet,
Ait pu dans ta toque vaine
Se tailler même un gilet ? » -

- « Non, c’était un petit homme ;
S’il eût eu ton grand ulster
( Disait l’autre ) et que j’innomme,
De quoi diable eût-il l’air ? » -

Cette querelle sans trève
Aurait pu durer toujours
Sans qu’Argenteuil ou que Trëve
Lui donnât un autre cours,

Si notre navrante paire
D’andouilles, dans un accès,
N’eut sous les yeux du Saint-Père
Mis les pièces du procès.


Le Pape prit ses bésicles,
Et dit à ces deux grogneux :
- « Hé !voici de bons articles ;
Quant à vous dire, messieurs,

Quelle est la bonne Tunique,
Ce serait bien hasardeux ;
D’autant que le Fils unique
Pouvait bien en avoir deux. » -



RAOUL PONCHON
Courrier Français
23 août 1891


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