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CLOS PONCHON
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Brisson, ton erreur n'est pas mince :
Tu te mets les dix doigts dans l'oeil
Quand tu déclares que j'en pince
Pour le petit bleu d'Argenteuil.
Sans doute, Argenteuil et Suresnes
Jadis voyaient de nobles crus
Sur leurs collines souveraines
Fleurir ; de tout temps je le crus.
Des rois, à ce que dit l'Histoire,
Notamment le bon roi Henri,
Ne dédaignèrent pas d'en boire
Comme étant des crus dernier cri.
Les rois, à défaut d'autre chose,
Avaient déjà le gosier fin
Et ne prenaient pas, je suppose,
De la piquette pour du vin.
Mais las ! Voilà combien d'années
Que ces seigneuriaux terroirs
Ne sont plus que des fleurs fanées
Au sein des éternels tiroirs ;
Que de ces clos jadis prospères
Ne soit plus qu'un vin de hasard
Qui ferait reculer nos pères,
Vin maigre et vert comme un lézard !
Et tu voudrais que, moi, j'en busse ?
Voyons, ça n'est pas sérieux ;
Il faudrait vraiment que je fusse
Bien abandonné par les dieux.
Non, Brisson, c'est un laps de plume ;
Ton esprit d'ailleurs occupé
- Je te le dis sans amertume -
S'est encore une fois trompé.
M'as-tu pas dit déjà que j'use
Sans broncher de douteux mégots ;
Tu veux ainsi que je m'abuse
Sur des petits bleus visigoths ?...
C'en est trop, sans me crier gare.
Sache ceci : de même que
J'en tiens pour le parfait cigare,
Il me faut du vrai vin, morbleu !
Je profuse une horreur tenace
Pour un picolo trop chétif,
Une élémentaire vinasse
Me trouvera toujours rétif.
Le vin que j'aime est plein de verve ;
Il a du corps et de l'esprit ;
Que le Seigneur Dieu me préserve
De toute autre ordure. J'ai dit.
Apprends qu'il existe en Bourgogne
Un petit Beaune folichon
Qu'un bougre en l'honneur de ma trogne
A dénommé le CLOS PONCHON.
Si tu ne me crois pas, radine
Un de ces soirs chez Jullien,
Le dernier salon où l'on dîne,
Et tu goûteras ce vin mien.
Il est bon, brave, jeune encore,
Mais il a du tempérament
Et la franchise le décore,
Je n'en voudrais pas, autrement.
Eh bien ! crois-tu que l'homme honnête
Qui m'en fit parrain l'eût fait si
J'étais amateur de piquette,
Ou féru de Château-Bercy ?
Et n'est-ce pas plutôt, ma vieille,
Qu'il a voulu flatter en moi
L'amant averti de la treille
Et non le buveur Iroquoi ?
RAOUL PONCHON
le Journal
10 mai 1897
Adolphe Brisson était écrivain, marié à la fille de Francisque Sarcey, critique dramatique. *
Brisson, ton erreur n'est pas mince :
Tu te mets les dix doigts dans l'oeil
Quand tu déclares que j'en pince
Pour le petit bleu d'Argenteuil.
Sans doute, Argenteuil et Suresnes
Jadis voyaient de nobles crus
Sur leurs collines souveraines
Fleurir ; de tout temps je le crus.
Des rois, à ce que dit l'Histoire,
Notamment le bon roi Henri,
Ne dédaignèrent pas d'en boire
Comme étant des crus dernier cri.
Les rois, à défaut d'autre chose,
Avaient déjà le gosier fin
Et ne prenaient pas, je suppose,
De la piquette pour du vin.
Mais las ! Voilà combien d'années
Que ces seigneuriaux terroirs
Ne sont plus que des fleurs fanées
Au sein des éternels tiroirs ;
Que de ces clos jadis prospères
Ne soit plus qu'un vin de hasard
Qui ferait reculer nos pères,
Vin maigre et vert comme un lézard !
Et tu voudrais que, moi, j'en busse ?
Voyons, ça n'est pas sérieux ;
Il faudrait vraiment que je fusse
Bien abandonné par les dieux.
Non, Brisson, c'est un laps de plume ;
Ton esprit d'ailleurs occupé
- Je te le dis sans amertume -
S'est encore une fois trompé.
M'as-tu pas dit déjà que j'use
Sans broncher de douteux mégots ;
Tu veux ainsi que je m'abuse
Sur des petits bleus visigoths ?...
C'en est trop, sans me crier gare.
Sache ceci : de même que
J'en tiens pour le parfait cigare,
Il me faut du vrai vin, morbleu !
Je profuse une horreur tenace
Pour un picolo trop chétif,
Une élémentaire vinasse
Me trouvera toujours rétif.
Le vin que j'aime est plein de verve ;
Il a du corps et de l'esprit ;
Que le Seigneur Dieu me préserve
De toute autre ordure. J'ai dit.
Apprends qu'il existe en Bourgogne
Un petit Beaune folichon
Qu'un bougre en l'honneur de ma trogne
A dénommé le CLOS PONCHON.
Si tu ne me crois pas, radine
Un de ces soirs chez Jullien,
Le dernier salon où l'on dîne,
Et tu goûteras ce vin mien.
Il est bon, brave, jeune encore,
Mais il a du tempérament
Et la franchise le décore,
Je n'en voudrais pas, autrement.
Eh bien ! crois-tu que l'homme honnête
Qui m'en fit parrain l'eût fait si
J'étais amateur de piquette,
Ou féru de Château-Bercy ?
Et n'est-ce pas plutôt, ma vieille,
Qu'il a voulu flatter en moi
L'amant averti de la treille
Et non le buveur Iroquoi ?
RAOUL PONCHON
le Journal
10 mai 1897
Adolphe Brisson était écrivain, marié à la fille de Francisque Sarcey, critique dramatique. *
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