15 oct. 2007

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PEGASE

Pégase sous le joug
(Schiller)


Un poète fait de misère,
N'ayant que les os et la peau,
Un jour mena pour s'en défaire
Pégase à la foire ax chevaux.

L'hippogriffe piaffait, superbe,
Léger en ses muscles d'acier.
C'est à peine s'il touchait l'herbe :
" Ma fine, c'est un beau coursier !

" Sa taille est d'une demoiselle,
Son pied aussi, dit un fermier -
Quel dommage qu'il ait des ailes,
Ce serait un fameux postier !

" Un cheval ailé ! c'est cocasse.
Est-ce que j'achète un cheval
Pour me promener dans l'espace ?
Qu'il marche, c'est le principal. "

Cependant, comme le poète
Le laissait pour quelques écus,
Il en fit quand même l'emplette
Et le mit à son tape-cul.

Mais à peine la noble bête
A-t-elle ressenti le frein
Qu'elle part comme une tempête
Et le mène au bord d'un ravin

Où, par bonheur, elle s'arrête.
" Parbleu ! dit le fermier, j'eus tort
De l'atteler à ma charette ;
Encore un pas et j'étais mort.

" Demain, dans ma lourde voiture,
Je dois conduire des clients,
Je modérerai son allure
Avec deux chevaux moins bouillants...

Tout alla bien dans le principe,
Quand, à l'effroi de ces messieurs,
Voilà l'oiseau qui s'émancipe
Le regard tourné vers les cieux.


Alors, cette étrange volaille

S'écarte des chemins tracés,
Traverse marais et broussaille
En faisant des bonds insensés.

Le même effroyable vertige
A gagné les autres chevaux :
La lourde patache voltige
Sans se soucier des niveaux.

Tu dirais qu'elle est remorquée
Par quelque invincible démon...
Enfin, carcasse disloquée,
Elle arrive au sommet d'un mont.

" Ah ! dit le fermier, pas de chance.
J'avais ce cheval mieux jugé.
Enfin !... jeûne et travail, je pense,
Corrigeront cet enragé. "

Au bout d'un temps, la pauvre bête
Riche de coups, pauvre de foin,
Ne fut qu'un vague squelette.
Notre homme dit : " Il est à point ! "

Alors, cette brute bourrue,
Digne de notre siècle neuf,
Flanque Pégase à la charrue
Concurrement avec le boeuf.

Notre alérion, fier et triste,

Tâche encore de prendre son vol ;
Mais le boeuf pesant, qui résiste,
L'attache étroitement au sol.

Enfin, las et tout meurtri, certes,
Des piqures de l'aiguillon,
Voilà que, les ailes inertes,
Il s'effondre dans un sillon.

" Va, dit le fermier en colère,

Chameau, tu n'es même pas bon
A labourer un coin de terre.
Je fus la dupe d'un fripon. "


Pendant qu'il exhale son ire,
Passe un jeune homme frais et beau.
Il tient à la main une lyre,
Il a des fleurs à son chapeau.

" Veux-tu me confier ta bête,
Un temps ? dit-il au paysan,
Et tu verras, foi de poète !
Quelque chose d'assez plaisant. "

C'est dit. Aussitôt le jeune homme
Dételle Pégase en riant ;
Celui-ci sachant qu'il le nomme,
Tourne sa tête, impatient.

Il connait la main qui le flatte,
Le maître équitable et charmant ;
Une flamme en ses yeux éclate,
Il pousse un fier hénissement :

Ce n'est plus la bête de somme
Qui tout à l'heure succombait
Sous le joug exécré de l'homme,
Et qu'un coup de fouet relevait.

C'est l'hippogriffe aux bonds sublimes,
C'est un esprit surnaturel,
Un dieu qui dépense les cîmes
Pour s'aller perdre dans le ciel...

Le voilà parti sans qu'il tarde,
Avec son cavalier vainqueur,
Tandis que le boeuf le regarde,
Que le fermier crie : " Au voleur ! "



Raoul Ponchon
le Journal
8 janvier 1900




Schiller fut par traduit par G. de Nerval dans les Poèmes d’outre-Rhin, dont «Pégase mis au joug». Pégase est mis en vente par un poète affamé à Hay-Market. Le cheval est acheté par maître Jean qui l'attelle sans succès à toutes sortes de choses traînées par des chevaux, pour finir une charrue, au côté d’un bœuf. Passe alors un jeune homme, la lyre à la main ...

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