4 juil. 2009

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LA TOISON D'OR
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La reine régente d’Espagne a décoré
M. Loubet de l’ordre de Toison d’or. *
Ce fut son dernier acte
avant de passer la main à son fils.
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Jadis, un roi d’Espagne, on ne sait plus lequel,
Avait une maîtresse au plumage si bel
- Je veux dire une rare et belle chevelure
En or, lui tenant lieu de tout autre parure -
Qu’il voulut en laisser aux siècles à venir
Le royal et durable et fauve souvenir.
Pour ce faire, il conçut un joyau symbolique
Rappelant la toison de la fable hellénique,
Le fit multiplier, et puis, en fit présent
A quelques grands seigneurs de sa cour, leur disant :
« Vous porterez ceci pour l’amour de ma mie. »


Or, il crut lire sur leur physionomie
Qu’ils ne paraissaient pas en faire très grand cas.
« Eh ! par Dieu ! je vous trouve un peu bien délicats,
Messieurs, » s’écria-t-il, cependant que lui-même
Se suspendait au cou le gracieux emblème.
« Si vous avez à cœur d’être agréable au roi,
Ne pouvez-vous porter ce que je porte, moi ?
Je suis également d’assez bonne noblesse…
Rendez-moi ce joujou du moment qu’il vous blesse.
Mais je vous jure bien qu’à partir d’ aujourd’hui
Dans votre ambition vous ne verrez que lui.
Je l’instaure à jamais comme une récompense
Telle que, j’en connais, se mettront en dépense
Pour l’avoir. Oui, ce rien qu’il vous plait dédaigner
A cette heure, demain il faudra le gagner.
Il n’y suffira pas, ou le diable m’emporte !
De venir, le matin figurer à ma porte
Et me congratuler et me faire la cour…
Mes gentilshommes non ! Ce serait un peu court.
Allez, j’attends de vous quelque belle prouesse. »
Et, leur tournant le dos, il leur dit : « Je vous laisse. »
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C’est ainsi qu’au pays du Cid Campeador
Cet ordre fut créé dit : de la Toison d’or.

A partir de ce jour, tous les bons gentilshommes
Qui n’étaient rien moins que de leur sang économes,
Laissant là leurs rubans pour les mailles de fer
Parcoururent l’Espagne avec un bruit d’enfer.
Croisèrent chez le Turc, harcelèrent le More,
Et furent ces héros que l’histoire mémore.
On les vit s’épuiser en joutes, en tournois,
Sans trêve, sans repos, sans quitter le harnois ;
Et ceux-là qu’épargnait le hasard des batailles
Pour les beaux yeux du roi dévidaient leurs entrailles ;
Si bien que celui-ci voyant ses chevaliers
Comme des épis mûrs tomber par milliers
Leur dit, du moins à ceux qui lui restaient encore :
« Je suis content de vous, messieurs, je vous décore. »
Et cette Toison d’or qu’ils n’aimaient jadis prou,
Ils furent trop heureux de se la pendre au cou.

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Or, les temps sont finis de la chevalerie.
Le courage aujourd’hui s’inscrit à la mairie.
Il fait trois ans, sans plus. Les plus fougueux héros
Se sont édulcorés en pâles généraux.
On ne trouverait plus le moins Don Quichotte.
Si tu cours l’aventure on te dit en ribotte…
Malgré cela la Toison d’or subsiste encor,
Reste mystérieux de l’ancien décor.
Et pour ne la laisser point tomber en détresse
On la donne à ceux-là qui sont dans la noblesse,
Ou tout autre feignant exerçant le pouvoir.
Il n’est pas besoin d’être un héros pour l’avoir,
Au contraire. La preuve absolue et lyrique
C’est que notre Loubet qui n’a rien d’héroïque,
Est en train de crâner du côté de Moscou,
Avec cet agneau d’or qui brimballe à son cou.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français -
25 mai 1902
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