9 nov. 2009

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Exposition Pantagruélique
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A mon ami Henry Laurent


" Il faut, mon ami, que tu ailles
Dans ce pays de victuailles
Ou, sans ça, tu n'es qu'un cochon,
Une détestable mazette,
Et j'userai de ta gazette
Comme tu sais de quel torchon ".

Dit ma muse un peu sur sa gueule.
- Parbleu, dis-je, ancienne bégueule,
Tu pourrais plus mal l'employer ;
Mais rassure-toi, ma commère,
Ce pays, fût-il au tonnerre
De Dieu, j'y cours comme un bélier.

Je veux même, tu peux le dire,
Racler sur ma lyre en délire
Une ode en son honneur, ainsi !
Allons, va passer une robe,
Devant que le jour se dérobe,
Nous irons tous deux. Le voici :

Ne veut-on pas me faire accroire ;
Eh quoi ! ce haut palais de gloire,
Ce serait l’Hotel Terminus ?
Non, non. Ce n’est pas lui, ma belle,
Ote-toi ça de la cervelle,
Mais bien le temple de Comus.

Car mille offrandes délectables
S’y bousculent sur mille tables,
- Disons plutôt sur mille autels, -
Et pour qui sont ces ambroisies,
Ces tas de bouteilles choisies,
Sinon pour des dieux immortels ?

Que de nourritures friandes
Et que d’appétissantes viandes
Voici là, que de cargaisons
De primeurs encore timides,
Multicolores pyramides
De fruits de toutes saisons !

Je dis que cette bonne chère
Plus qu’une rente viagère
Flatte tous les sens à la fois,
Que ces mets pantagruéliques
Rendraient aussitôt faméliques
Des êtres morts depuis six mois.


Près de ces quarts de bœuf, en somme,
Qu’est-ce que le cul d’un pauvre homme ;
Pour ces admirables gigots
Je mettrais mes terres en gage ;
Et sache bien qu’en leur langage
Ils réclament des haricots.

Ces petits pois viennent de naître ;
Qu’on me jette par la fenêtre
S’ils ne sont pas le parangon
Des petits pois. Voici des fraises ;
Voilà des asperges obèses
Qui feraient rougir un dragon.

A côté de ces fins légumes,
Encore mouillés des écumes
On voit palpiter des poissons ;
Puis défiant toutes louanges
Ce sont des vins, fleurs des vendanges,
Des pains, la crème des moissons.

Et des poulardes de Bresse
Et du Mans vont suant leur graisse,
Et l’on se demande, incertain,
Les voyant de truffes marbrées,
Par où donc sont-elles entrées
Sous leur tendre peau de satin ?

O délicates galantines
Fraiches comme des églantines,
Vers vous aussi va mon désir ;
Pâtés à la croute dorée,
Je voudrais, comme Briarée
Avoir cent mains pour vous saisir.

Mais dans ce temple d'harmonie
Quelle est cette odeur infinie ?
Sont-ce des roses que je sens ?
Non, mais des truffes parfumées
Dont les délicates fumées
Flottent comme un obscur encens.

Ah ! que n'es-tu dans cette enceinte,
Cela te servirait d'absinthe,
Gros et jovial saint-Amant !
A tout pas les yeux s'émerveillent,
Les esprits ne savent s'ils veillent
Ou s'ils font un rêve gourmand.


Or, un sombre souci me poisse,
Je me demande avec angoisse
Quel sera le Pantagruel
Qui mangera cette cuisine ?
Ce n'est ni moi, ni ma voisine :
Dieu, que vous êtes cruel !

D'abord, ô Seigneur de mon âme,
Il me faut vous voter un blâme :
Car vous me fîtes trop petit ;
En effet, cher et divin maître,
Où pourrais-je, dîtes-moi, mettre
Ce qu'appête mon appêtit ?

Mon ventre de faim carillonne ;
Soutiens-moi, brave Châtillonne,
Ma muse, ou je vais m'écrouler ;
Tu sais que mon sexe est fragile.
Ma langue, tout à l'heure agile
A peine s'elle peut parler.

Est-il besoin que je te dise
Que pour dompter ma gourmandise
Je fais des efforts surhumains,
Et que, sans plus de babillage,
Je vais mettre tout en pillage
Si l'on ne m'attache les mains.

Viens, ne tardons pas davantage,
Mon estomac choit d'un étage
A chaque mets qui me ravit :
Je trouve qu'il est lamentable
De ne pouvoir se mettre à table
Lorsque le dîner est servi !


Bah ! nous irons à la guinguette ;
Nous y boirons de la piquette,
Et pour égayer notre pain,
Va, c'est bien le diable, ma chère,
Si nous n'y cassons le derrière
A quelque savoureux lapin.


Raoul Ponchon
Courrier Français
30mars 1890






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