8 nov. 2009

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Théâtre Annamite
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Ils sont hideux… J’aime mieux les
nègres les plus dégradés…On dit que
ce sont des coloristes… la vérité,
c’est qu’ils assemblent les couleurs
absolument au hasard… Il faut les
tuer, etc., etc.
(JULES LEMAITRE, Figaro, 8 juillet.)




Et vous aussi, monsieur Lemaître,
*
Vous tombez dans ce panneau-là ?
Voudriez-vous pas nous le mettre ?
Ou bien si vous pensez cela ?

Jusqu’ici c’étaient de Suttières
*
Et Nestor les deux grands champions
De ces querelles de portières -
Et dans champions il y a pions.

Les lauriers de ces deux hercules
Vous ont fait de dépit vieillir ;
Et vous venez, n’est-ce pas , Jules,
A votre tour les re-cueillir ?

Lauriers flétris ! Mince prouesse !…
Enfin !… je crois pourtant que c’est
Un commencement de sagesse
De dire autrement que Sarcey.

Il faut de l’école aNormale
Etre sorti nonante fois
Avec des poncifs dans sa malle
Et des lieus communs plein les doigts

Pour - après de longues années -
En pouvoir encore émailler
Un tas de phrases surannées
A faire les huîtres bailler.


*
* *


Ils sont hideux ces Annamites,
Dites-vous. Mais… pas plus que nous.
Pour les regarder vous vous mîtes
Le doigt dans l’œil jusqu’aux genoux.

Hé ! Que le diable vous emporte,
S’il consent à vous emporter ;
Avant de parler de la sorte
On doit d’abord se regarder ;

Croyez-vous que Wolf, ce problème !
Ohnet et Dreyfus à côté,
Camille doucet, vous, moi-même,
Nous soyons des puits de beauté ?

Vous n’avez rien compris du drame
Qu’ils jouaient - dites-vous aussi ; -
Eh bien, tant pis pour vous, bédame,
Que voulez-vous ?… retournez-y.

Pour les critiques c’est la règle :
Ils ne comprennent jamais rien,
Car moi qui ne suis pas un aigle
Pourtant, j’ai compris assez bien.

Et cela que j’ai pu comprendre,
- Si vous voulez mon humble aviss, -
Me parut d’une chair plus tendre
Que la carne de Dumaphis ;

Ainsi leurs masques vous paraissent
Véritablement odieux,
Et vous agacent et vous blessent ?
L’usage en est cependant vieux.

En vérité, monsieur Lemaître,
J’accorde qu’ils ne soient pas beaux,
Mais veuillez donc à côté mettre
Les mentons bleus de nos cabots.


Quoi ! Leurs cris gutturaux n’expriment
Que deux sentiments tour à tour !
Ce sont là des mots qui ne riment
A rien, pas même avec tambour.

Vous êtes en humeur de rire,
Ca se voit ; c’est comme si vous
Veniez, par exemple, me dire :
Les nègres se ressemblent tous.

Quant aux cris de ces pauvres diables,
Il faut être des plus farceurs
Pour les trouver plus effroyables
Que ceux poussés par nos acteurs.

Leur musique que votre oreille
Réprouve, par contre, ravit
La mienne bien plus que Mireille
Où l’âpre inanité sévit ;

Plus que les opéras-comiques
De vos Délibes et Gounod,
Plus que les airs épileptiques
Que vous jouez sur vos pianos.


*
* *


Vous allez jusqu’à nier même,
Dans votre innocente fureur,
Que ceux de l’Orient extrême
Soient des peintres. C’est une horreur.

Et vous dites, homme intrépide,
Que dans leurs beaux habits de fleurs
C’est le hasard seul qui préside
A l’arrangement des couleurs ;

Il serait beau que nos artistes
Peignissent avec ce hasard ;
On aurait plus de coloristes
Et des tableaux moins… de bazar.

*
* *


Vous voulez, ivre de colère,
Les tuer, tant ils sont hideux ;
Tant ils ont l’art de vous déplaire !…
Artistes en cela, les gueux !

Calmez cette fureur stérile
Contre ces êtres fins et doux,
S’ils vous font faire de la bile,
Ils nous plaisent beaucoup, à nous.

Et continuez en cadence
De servir aux hideux bourgeois
(Voilà des hideux !) la pitance
Que vous leur concoctez à trois ;


A l’aide de vieilles recettes
Tâchez d’accommoder à neuf
Leurs opinions toutes faîtes,
Liez avec un jaune d’œuf…

Et Sarcey, votre prototype,
Vous voyant sûr de son métier,
Pourra bientôt casser sa pipe :
Il ne mourra pas tout entier.



Raoul Ponchon

Courrier français
21 juillet 1889





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