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LE PRIX DE LAIDEUR
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Les chères croqueuses de pommes,
Dignes objets de nos amours,
Voulurent fonder à leur tour
Un prix de laideur pour les hommes.
Quand le jury fut installé,
Composé des plus belles femmes,
Se déroula devant ces dames
Un fantastique défilé
De mâles plus laids que nature :
Chaque nation, sans pudeur,
Fournit son type de laideur,
Sa plus horrible créature.
Devant ces objets que l'égout
Sollicite, ces insensées
Tout d'abord décontenancées
Finirent par y prendre goût.
Vinrent des magots de Chine
Et du Japon, des Hottentots
Dont les femmes au bas du dos
Ont je ne sais quelle machine ;
De détestables Esquimaux
Sentant terriblement la caque,
Toute la gamme du macaque,
Pas très beaux non plus, les chameaux !
Oh ! les affreux polichinelles !
Certes, ils sont laids, Dieu merci,
Mais si leur race est toute ainsi,
Nous n'y pouvons rien, disaient-elles.
Passons à d'autres. Tour à tour
Les nations européennes
Vomirent leurs pires géhennes
Et leurs dépotoirs de l'amour.
Pour ça, l'Europe est sans rivale :
Le laid est en proportion
De la civilisation.
Il devient lyrique, il s'emballe
Pour ainsi dire, il est savant.
Il vint donc des hideurs en masses,
Des gueules d'empeigne à grimaces
A se mettre à genoux devant ;
Des Allemands puant la pipe,
Des Cosaques mangeant des suifs,
Des Turcs gélatuneux, des Juifs
Et des Anglais laids par principe,
Que sais-je Le pays Alpin
Emit son lot d'hydrocéphales,
D'idiots, goitreux et triballes,
D'Albinos aux yeux de lapin.
Certains tenaient plus de la bête
Que de l'homme, si bistournés
Que si n'avait été leur nez
On eût pris leur cul pour leur tête.
" Non, non, cela n'est plus du jeu ".
S'esclamaient les hommes, Mesdames.
" - En vérité, disaient les femmes,
Vous vous étonnez pour si peu ? "
Et de leurs lèvres rubicondes
Sortit un timide bravo
A l'homme à la tête de veau :
Le prix hésita deux secondes.
Puis l'une d'elles dit cela :
" Il n'est pas beau, ça va sans dire,
Mais on peut aimer son sourire ;
Voyez plutôt ce qui vient là.
" C'est Ohnet suivi de sa bosse,
Avec Wolf précédé par rien,
Deux qui font, vous le savez bien,
De la laideur un sacerdoce.
" - Comment, c'est encor vous, toujours ?
Oh ! là, là ! mince d'éposettes !
Ignorez-vous donc que vous êtes
Depuis fort longtemps hors concours ?
" Décampez, dit la présidente.
Avec tout ça nous n'avons pas
Déclaré quelle est dans le tas
La gueule la plus méritante? "
Tout à coup, revenant du Bois,
Le petit de Sainte-Aventure
Passa, grêle caricature,
Descendant des preux d'autrefois.
" Parbleu, voilà bien notre affaire,
Dit-elle, venez par ici,
Vicomte, qu'on vous voie aussi,
Faîtes honneur à votre père.
" Dîtes-nous, vous exagérez ?
Une telle laideur est feinte,
N'ayez pas peur, parlez sans crainte,
Tous ces détails-là sont-ils vrais ?
" Ces jeunes mollets de limande,
Ces oreilles tâtant le vent,
Ce costume collant devant,
Collant quoi ? je vous le demande ;
" Ce petit nez de putassier
En pied de bidet qui se cabre,
Ces yeux cuits, ce mouton macabre
Qui fout le camp comme un caissier,
" Est-ce bien à vous ? mon bonhomme,
Si c'est à vous, vive Paris !
Par vous Paris aura le prix :
Mesdames, donnons-lui la pomme. "
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
30 sept. 1888
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