14 oct. 2010

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Les Casseuses de sucre
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Années de revendication et de grèves... pour l'amélioration du travail des femmes. L'exemple le plus flagrant est le calvaire enduré par les ouvrières, courbées pendant dix heures dans les raffineries de sucre : les casseuses ont les doigts râpés par le sucre, les porteuses doivent transporter chaque jour sept à huit cents caisses de plaquettes de sucre pesant chacune seize kilogrammes. * *
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- Je vous jette par la fenêtre
S'il vous arrive d'oublier,
Jean, encore une fois de mettre
Du sucre dans le sucrier ;

Hurlai-je à mon valet Baptiste
Que j'ai déjà vingt fois chassé.
A quoi cette fleur d'anarchiste
Répondit : " Y en a plus d'cassé. "

- S'il n'y en a plus, qu'on en casse...
Fais-en casser par l'épicier...
Je ne puis, dans ma demi tasse,
Fourrer un pain de sucre entier.

- Monsieur, ça n'est pas mon affaire ;
Quant à l'épicier, il m'a dit
Qu'il avait autre chose à faire.
Ainsi me parla ce bandit.

- Mais, espèce de grande flemme,

Qui me vaudras le Paradis,
Dois-je donc le casser moi-même ?
Lui dis-je, cochon, dis, dis, dis ?

Puis, me calmant un peu : Pécore,
Explique-moi pourquoi celui
Qui le cassait hier encore
Ne le casse plus aujourd'hui ?

- Parce que ce sont des bergères

Dont c'est proprement le métier
De casser le sucre ; naguères,
Elles le cassaient volontier (1),
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Or, en grève elles se sont mises

Sans grand résultat pour l'instant ;
Elles y perdront leur chemise...
Leur procès peut-être... et pourtant,

Ont-elles rêvé la fortune

En demandant à leurs patrons
Un peu moins de travail et une
Augmentation de deux ronds ?...

- Vraiment, cela vaut qu'on en glose ;
Et ce métier m'étonne bien.
On apprend toujours quelque chose :
On croit savoir... on ne sait rien.

Ainsi, voilà des jeunes filles

Qui, sans doute, ont moins de vingt ans
Et que l'on veut croire gentilles,
Cassant du sucre tout le temps.

Petites casseuses de sucre,
Vous voilà sens dessus dessous ;
Le patron qu'agite un vain lucre
Fait des histoires pour deux sous !

Merde pour lui et pour son sucre !
Qu'il aille chier, le chameau :
Sachez bien que casser du sucre
Ca vaut vingt sous de l'heure, au bas mot.

Mais quittez ce métier morose ;

Si vous tenez absolument,
Chères, à casser quelque chose,
Prenez-moi d'abord un amant,

Jeunes casseuses que vous êtes,
Et parmi ses bras adorés,
Tâchez de casser des noisettes
Le plus longtemps que vous pourrez.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
02 oct. 1892



(1) Je ne mets pas d's à volontier parce que j'en ai mis à naguères. Je ne peux pas non plus mettre des s partout.

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