8 oct. 2007

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L’AMATEUR D’UTERUS
Air de Fualdès
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A mon ami Jules Jouy.


Ecoutez, messieurs, mesdames,
Vous, sourds, écoutez aussi
Ce saisissant récit-ci
D'un crime vraiment infâme,
De sept crimes bien plutôt.
Un, n'est-ce pas déjà trop ?

C'est à Londre, en Angleterre
Que ces crimes ont eu lieu
Dernièrement ; et, mon Dieu !
J'ajoute, - pourquoi le taire -
Dans un quartier qu'on appell'
En anglais Whitechapel.

C'est un lieu des plus sinistres
Que l'on ne peut visiter
Qu'en se faisant piloter
Tout au moins par des ministres.
C'est là que notre assassin
Accomplit son noir dessein.


Car il est bon de vous dire
Que pour commettre le tas
De ces fâcheux attentats
Que je chante sur ma lyre,
Les assassins ne sont qu'un,
Voilà qui n'est pas commun.

Et songez, pauvres victimes,
Si Dieu vous fait le loisir
De songer et de moisir,
Que l'auteur de tous ces crimes
N'a pas encore été pris :
On se croirait à Paris.

Disons-le sans artifice,
On est, et sans parti pris,
Au premier abord surpris
D'une pareille injustice.
Et même au second rabord
On a lieu de l'être encor.

Ah ! si ce sombre fumiste
Ne tuait que des banquiers
Pour les voler, vous diriez :
C'est peut-être un socialiste ;
Entre tous il trouve urgent
Qu'on répartisse l'argent.


Mais il saigne des pouffiasses
Qui de temps immémorial
Ont semé leur capital
Sur trente mille paillasses ;
N'ayant rien le plus souvent
A se mettre sous la dent.

Il choisit la nuit profonde,
L'heure où tous les chats sont gris,
Où les wilsons, les ferrys
Sont couleur de tout le monde,
Pour aller voir ces houris
Muni de ses bistouris.

Aussitôt qu'il en pince une
En train de battre son quart,
Il la promène à l'écart,
Lui fait admirer la lune,
Et lui dit : Viens mon p'tit chat,
Tout à l'heure on rigol'ra.


Il mène alors la pucelle
Au sein d'un obscur massif,
Et là, cet être lascif
Se précipite sur elle,
Et puis il tire son cou-
teau pour lui couper le cou.

Rien que de très ordinaire
Jusqu'à présent, comme on voit.
Mais ce que peu l'on conçoit
Ou que l'on ne conçoit guère :
Cet étrange Olibrius
Leur enlève l'utérus.

On se perd en conjectures ;
On se demande ce qu'a
Cet homme peu délicat
A prendre à ces créatures
C'que Ferrouillat - en latin -
Nommerait leur gagne-pain.

L'opération est faite
Avec tant d'habileté,
Les corps si bien charcutés
Que tout le monde répète :
Ce déplorable assassin
N'est-il donc qu'un médecin ?



Une chose nous étonne :
Que peut-il faire de ça ?
Et ne trouvez-vous pas sa
Collection monotone
D'utérus avariés
Plus qu'ils ne sont variés ?

Il les met dans l'alcool-e,
Les uns disent que c'est pour
Les étudier un jour,
Mais c'est la faribole ;
C'est tout simplement, je crois,
Pour en faire des chinois,

Ou bien, - c'est une hypothèse -
Peut-être pour conserver
( Rien ne me fait tant rêver
Que la fantaisie anglaise )
Un souvenir plein d'humour
De ce court moment d'amour ?


Mais, quel que soit son caprice,
Ce propre à rien entêté
N'est pas encore arrêté.
Il se rit de la justice
Et plonge les magistrats
Dans le plus grand embarras.

Il s'est mis à leur écrire :
" Vraiment vous n'êtes pas forts,
" Je vous croyais plus retors ;
" Voui, vous me faites de rire
" Déboîter mes humérus :
" A moi, mes vieux utérus !

" Vous perdez, c'est une honte,
" Votre temps, aussi vos pas,
" Vous ne me trouverez pas.
" Je n'ai pas encor mon compte :
" Il m'en faut, j'en ai besoin,
" Une douzaine, pas moins.


" Vous connaissez mon programme.
" Si vous êtes curieux,
" Je me nomme Jack, messieurs,
" Et l'Etrangleur pour les dames.
" Allons, bonsoir, sans adieu,
" Je vous écrirai sous peu. "


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
14 oct. 1888






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