8 oct. 2007

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LA CHANSON DU BOURGEOIS
( AIR A FAIRE )
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A Gyp
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N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Chacun connaît cet axiome :
Rien n’est bête comme un bourgeois,
Si ce n’est pourtant deux bourgeois.
Au début de chaque idiome
Vous retrouverez cet axiome.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


A l’heure où l’un vient au monde,
Je ne sais pas, - c’est bien certain -
Si c’est le soir ou le matin,
Mais ma conviction profonde
Est qu’il doit faire un temps immonde.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Il me semble bien difficile,
En effet, d’admettre un instant
Que le ciel soit intéressant
Et que le bon soleil rutile
Lorsque naît cet inutile.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


A peine ses lèvres décloses
Commencent à balbutier
Qu’on sent le futur épicier :
Les cieux se fanent, et les roses
N’ont plus que des gaîtés moroses.


N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Est-on bourgeois dès le principe ?
- Bien sûr qu’on l’est - jusqu’au trépas.
On l’est, on ne le devient pas ;
On l’est comme Louis-Philippe,
Jusqu’à ce qu’on casse sa pipe.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Le bourgeois le moins déshonnête
Est jésuite, avare et méchant,
Lâche, répugnant, dégoûtant ;
D’ailleurs je dis et je répète :
On n’est pas bon quand on est bête.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


L’odieux bourgeois ne prend femme
Qu’à seul fin d’être cocu.
Il l’est, soyez-en convaincu.
Ca fait à son commerce infâme
Comme une petite réclame.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Comme? Sans nul doute, sa femme
Le rase au bout de quelques jours,
Il va chercher d’autres amours,
Ou, si tu veux, porter sa flamme
Ailleurs. Où va-t-il ? - Ah ! Mesdames…


N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Il s’en va dans les tabagies
Ou dans un temple… du bonheur,
Et là, plein d’une sombre ardeur,
Il se vautre dans des orgies
Qui font rougir jusqu’aux bougies.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Le bourgeois a, selon l’usage,
Un fils décadent et pervers
Qui fait des volumes de vers ;
Il lui tient alors ce langage :
J’en faisais quand j’avais ton âge.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Quand le bourgeois quitte son âtre
C’est, vêtu de son bel habit,
Qu’il va voir jouer du Delpit.
Il en revient d’humeur folâtre
Et dit : " Voilà pour moi le vrai théâtre. "

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !

En peinture, il a la manie
De préférer les Trouillebert
Ou bien les Léopold Robert :
Cet incrédule ne se fie
Qu’à la chromolithographie.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Parbleu ! Son commerce prospère :
Ce qu’il vend, il le vend si bien
Que, même en le donnant pour rien,
- Vraiment, je le trouve sévère -
Il ferait encore une affaire.


N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Le bourgeois vote le dimanche,
Ainsi que le premier venu ;
En politique il est connu,
On sait qu’à l’instar d’un Comanche
Son opinion c’est le manche.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Le bourgeois dira le contraire
De ce qu’il faut dire, toujours.
La niaiserie et ses amours,
Sa raison d’être, sa chimère,
Son dieu, son veau d’or et sa mère !

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Si parfois comprend la bourgeoise
Le bourgeois jamais n’a compris ;
Car il a beau naître à Paris
- Inscrivez ça sur votre ardoise -
Il sera toujours de Pontoise.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Je jure sur ma propre cendre
Qu’à de semblables idiots
Il faut des auteurs spéciaux
Qui leur laissent parfois entendre
Qu’ils peuvent sans effort comprendre.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Aussi vous êtes nés, ô Scribes !
O Dumaphis ! O Jorjonnés !
Et d’autres plusieurs fois nommés !
Et toi, musique de Delibes
Qui de piano les imbibes !


N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


Tout ce qui est d’un laid extrême
Et qui souille le firmament,
Le bourgeois l’aime éperdument
Et voilà la raison suprême
Qui fait qu’il s’aime tant lui-même.

N’y a qu’les bourgeois d’heureux :
Tant pis pour eux !


J’en connus un - le plus sinistre -
Qui fit mettre sur son tombeau :
Ci-gît un haïsseur du Beau.
Il avait presque été ministre
Des Beaux-Arts. Repos à ce cuistre !


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
5 août 1888





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