15 déc. 2008

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PONCHON par APOLLINAIRE
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J’ai bien peur que, malgré l’ admiration que m’ inspire un talent unique, le plus moderne possible, le moins incertain, si personnel qu’ il faudrait remonter à quelques siècles pour trouver à qui le comparer, M. Raoul Ponchon ne se fâche en lisant ces notes. On sait qu’il est irascible. Le dernier de nos poètes bachiques, et l’un de nos meilleurs, a le vin mauvais. La faute en est à la vigne, ou plutôt à ces maladies nouvelles qui la torturent depuis quelques années. Pauvres vignobles français, semblables en cela aux aristocrates dans la misère, ils ont été redorer leur blason en Amérique ! C’est d’Amérique qu’est venue à Raoul Ponchon cette humeur singulière qui en fait, au témoignage de ses amis, un homme à ne pas prendre avec des pincettes. Au demeurant il ne doit rien d’autre aux pays étrangers, et ce petit miracle d’un gazetier lyrique est peut-être le seul exemple qui existe encore d’écrivain, de poète, dans le talent duquel n’apparaisse aucune trace immédiate d’aucune littérature étrangère. Nonobstant ses autres mérites, sa manière délibérée, son art spontané, c’est surtout cela qui le rend intéressant puisque, mon Dieu, on sait bien qu’il a passé sa vie à se faire violence afin de demeurer un petit poète, afin de n’avoir aucune importance. C’est un orgueil rare de nos jours, et pour l’avoir il faut beaucoup, beaucoup de talent, et il faut boire. Maintenant on ne boit guère. Ce n’est peut-être pas bien. L’ivresse est l’ivresse ; elle provient de la boisson et engendre la poésie.
Une fois, même, elle faillit causer la mort du poète. Cela se passa pendant l’hiver 1879-1881. A cette époque, Raoul Ponchon ne sortait que vêtu en académicien et coiffé d’un chapeau de jardinier, en paille. Un soir il tombait beaucoup de neige, les omnibus, les voitures ne roulaient plus. Raoul Ponchon avait longtemps prolongé ce qu’il nommait le Five o’clock absinthe, ayant plusieurs fois répété cette lente opération qu’il a lyriquement décrite avec précision :



L’absinthe veut d’abord de la belle eau frappée,
Les dieux m’en sont témoins…
L’eau tiède, il n’en faut pas : Jupiter la condamne.

Toi-même qu’en dis-tu ?
Autant vaudrait, ma foi, boire du pissat d’âne
Ou du bouillon pointu.

Et, n’allez pas, comme un qui serait du Hanovre,
Surtout me l’effrayer
Avec votre carafe, elle croirait, la povre !
Que l’on veut la noyer.

Déridez-la toujours d’une première goutte…
Là… là…, tout doucement.
Vous la verrez alors palpiter, vibrer toute,
Sourire ingénuement.



Vers neuf heures Raoul Ponchon, à qui ce tangage et ce roulis donnaient l’air, dans la tourmente, d’une caravelle doublant le cap de Bonne-Espérance, arriva devant l’Odéon. Il monta visiter dans leur loge quelques acteurs qu’il connaissait, et qui lui fixèrent un rendez-vous après le spectacle. Il demeura ensuite un peu de temps dans la salle. On jouait une pièce dont le succès était médiocre, et il y avait là une douzaine de spectateurs. Raoul Ponchon partit au deuxième acte. Après la représentation, les acteurs voulant aller à la brasserie où Ponchon devait les attendre, passèrent devant l’Odéon ; tout était recouvert d’un épais tapis de neige, et l’un d’eux, nommé, je crois, François, n’aperçut pas un renflement contre lequel il buta. On vit alors que ce renflement était un corps humain que la neige avait recouvert. Ce voyageur, égaré dans le Grand-Saint-Gothard d’Odéonie, où les flocons l’avaient enseveli, c’était Raoul Ponchon qu’on porta vivement dans un café. Il était à moitié mort, mais d’énergiques frictions à l’alcool le firent revenir. C’est à partir de cette époque qu’il commença à perdre ces cheveux si abondants, que Verlaine a chantés :


Vous aviez des cheveux terriblement ;
Moi je ramenais désespérément ;
Quinze ans sont passés, nous sommes chauves
Avec, à tous crins, des barbes de fauves.


Ils se fréquentaient peu, mais se connaissaient, s’appréciaient, et Ponchon a voué à la mémoire de Verlaine un culte si pieux que, lorsqu’il prononce ce doux nom, les larmes troublent son regard.
L’amitié de Ponchon est une fleur merveilleuse. Ceux qui la cultivent connaissent la certitude d’être aimés. Il s’éloigne des autres hommes non pas avec tristesse comme l’hypocondre Bouilly, mais avec colère comme Alceste. Nous voulions, mes amis et moi, il y a quelques années, dans une petite revue, demander pour Ponchon la croix de la Légion d’honneur. Nous nous trompions ; le ruban vert du Mérite agricole convient bien mieux à sa misanthropie.
Je ne me suis trouvé qu’une seule fois avec Raoul Ponchon auquel j’avais été présenté par un de mes amis, poète breton qui s’enorgueillit d’une ressemblance assez frappante avec M. Rostand. Ponchon m’avait accueilli avec beaucoup de bonne grâce. Il me parla de Verlaine et nous nous entendions fort bien. J’eus alors l’occasion de prononcer le nom d’un grand poète que j’aime et pour lequel, en ce moment, on est plus qu’injuste : Henri de Régnier. A ce nom, Raoul Ponchon manifesta un courroux sans mesure. Il voulait se jeter sur moi et criait : « Qu’est-ce que ce M. Régnier ? » On le retint, il tremblait de rage et brisa son verre. Ses amis m’emmenèrent rapidement, m’affirmant que, décidément, je ne lui étais pas sympathique. Il s’est souvenu de cet incident qui faisait moins d’honneur à son goût qu’à son intuition de l’avenir, lors d’une récente élection académique.
Henri de Régnier et M. Jean Richepin étaient candidats au même fauteuil. Ce dernier l’emporta.
En attendant les résultats du vote dans les couloirs de l’Institut, Raoul Ponchon faisait encore retentir aux échos du palais de l’Immortalité sa question dédaigneuse : « Qu’est-ce que ce M. Régnier ? »
Puis il s’en alla seul, le long des quais, méditant une de ces chroniques rimées pour lesquelles Verlaine voulut l’appeler très justement un maître charmant. Il s’arrêtait aux boîtes des bouquinistes, feuilletant les livres en cherchant des rimes. Il prit ensuite par le boulevard Saint-Michel et s’assit au Soufflet, où il confectionna son absinthe. Après l’avoir humée, il rentra chez lui à l’hôtel des Grands Hommes, près de la Sorbonne. Il tira d’une vieille malle un habit vert d’ une coupe démodée, trop grand pour lui, et dont les broderies étaient ternies. Il s’en revêtit, et se coiffa d’un vieux chapeau de jardinier. Il sortit ensuite d’une armoire des flacons poudreux. Et toute la nuit il but, en relisant les manuscrits de ses ouvrages inédits, et que si peu de personnes connaissent. Ils contiennent, dit-on, des chefs-d’œuvre dont on n’a pas idée, et qu’ il composa au temps où l’Académie était un monstre qu’on tuait tous les jours, et dont la dépouille fournissait un vêtement inusable.


Guillaume Apollinaire
"Le flâneur des deux rives"
(1909)
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