12 déc. 2008

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LA QUESTION SOCIALE
chez M. de Rothschild

Rothschild incognito
Battait sa flemme près Dinard ;
Le nommé Huret, *
Qu’est un vrai furet,
Surprit tôt, bientôt
Cet incognito
Et se dit : par saint Pou !
V’là de la viande à interview.


Il trouva le baron
Fumant un magot de trois ronds
Qui puait beaucoup,
N’tirait pas du tout.
- Vraiment, qu’il se dit,
J’en suis abruti ;
Je croyais hier encor
Qu’i n’fumait qu’des cigare’ en or !


Le baron fit asseoir
Celui qui venait l’intervoir :
- Asseyez-vous donc,
Qu’voulez-vous, mon bon ?
- Ma foi, m’sieur l’baron,
Qu’Huret lui répond,
Savoir votre opinion
Sur la sociale question.


L’baron sur son mégot
Soufflant autant qu’un cachalot
Lui dit : - Tra la la,
N’y a pas d’question…
Sociale ou non…
Jeune homm’, sachez d’abord
Que l’peuple est satisfait d’son sort.



Vous allez, c’est fatal,
Me parler d’l’infâm’capital…
Mais, croyez-le bien
Ça va et ça vient,
L’capital, ça court,
Ça circul’ toujours ;
La preuv’, là, voyez-vous ?
Ce coffre-fort me suit partout.

On me devra c’tableau :
Le capital c’est comm’ de l’eau :
Plus on la press'ra
Plus elle s’échapp’ra ;
Mais vous en ferez
Tout c’que vous voudrez,
Si, comme au capital
Vous lui proposez un canal.


Brusquez le capital,
Vous n’obtiendrez rien au total,
Mais par petit’ sommes
Lâchez-le aux hommes ;
Vous s’rez étonné.
Moi, j’en ai donné
Tellement de mon or,
Qu’ça m épat’ qu’il m’en reste encor.

Le capital, monsieur,
C’est-ce qu’il y a d’mieux sous les cieux ;
C’est l’meilleur atout,
Atout, ratatout,
L’capital, c’est tout,
Ça s’comprend partout,
Ni plus ni moins chez nous
Que chez les obscurs Monbouttous.


Le capital, je dis,
C’est la fortune d’un pays ;
C’est l’argent d’côté,
C’est la liberté,
En gros, en détail,
Enfin, c’est l’travail…
- Eh oui, répondait l’autre,
C’est-à-dir’ le travail… des autres.


- Comment, mais pas du tout,
Je parle du travail de tous,
L’travail, c’est la loi
Pour vous comm’ pour moi…
Si j’ai fait mon trou,
Dites, croyez-vous,
Que j’y suis arrivé
En passant ma vie au café ?


- Ben oui, mais m’sieur l’baron,
Et ceux qu’enrichiss’t le patron
Et n’gagne’t pas assez
Pour se reposer.
Faut-il donc qu’ils crèvent
Ou qu’i s’mett’ en grève ?
Ici, je vous ajuste,
Croyez-vous que c’est juste,
Auguste ?

- Mon dieu ! i’faut des riches,
Et puis d’autres qui soient moins riches.
Comm’ des bien portants
Et des mal portants
Il faut des rentiers
A caus’ des banquiers ;
Si tout l’monde était sain,
A quoi serviraient les méd’cins ?



- Êtes-vous, cher vieillard,
Heureux avec vos trois milliards ?
- Ah ! mes trois milliards !
Sans compter les liards…
J’en ai ri l’autre jour,
Un’nuit et un jour…
Si j’avais trois milliards…
J’fum’rai-ty des mégots d’six liards ?


- N’importe, monseigneur,
Est-c’que l’argent fait le bonheur ?
- Ah ! Nom de Dieu, non,
Mon pauvre garçon ;
Il est bien certain
Que ça sert un brin,
Qu’c’est un bon gouvernail,
Mais le vrai bonheur, c’est… l’travail !


L’interview prit fin,
Le cigar’ tirait à sa fin.
C’est tout c’qu’il tirait
Nous a dit Huret.
Il dit au baron :
- Pardon, m’sieur l’baron,
D’vous avoir réveillé,
Vous aviez p't'être à travailler ?



RAOUL PONCHON
le Courrier Français

25 sept. 1892
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