14 sept. 2007

Les trois Chevaux

Trois chevaux qui broutaient dans la même prairie
Causaient.

L’un, maupiteux en diable, sans patrie
Ni race, était de fiacre, et je le dis sans fard
Il avait plutôt l’air d’un caméléopard.
Tout un jeu de cochers de leurs doubles éclanches
Vingt ans de coups de fouet avaient flatté ses hanches,
Sans en obtenir rien qu’un petit trot d’amour
Qui berçait son sommeil, la nuit comme le jour

Le deuxième à lui seul valait tout un poème,
Et ce n’était rien moins que Pégase lui-même ;
Un dada, dit coursier, dans le style pompier,
Et qui laissa Boileau toute sa vie à pied.
Il pouvait défier les plus promptes gazelles,
Car, à l’instar du vent, il possédait des ailes.
Sur sa croupe on lisait : Défense de toucher ;
Des poètes autour de lui venaient loucher.
Il avait cet orgueil bien permis, qui subjugue,
Lorsque de temps à autre on porte Clovis Hugue,
Qu’Aicard * ne vient vous voir que du sucre à la main,
Et que Bornier * vous dit : « mon poulet, à demain. »
Il piaffait, il semblait renifler la tempête,
Et son hennissement sonnait de la trompette.

Le troisième n’était ni canard ni buisson (1) :*
Représentez-vous-le comme un très bon garçon.
Sa robe allait du bleu mourant au rose tendre :
Le pauvre parlait peu d’ailleurs, étant de bois.
Le vieux cheval de fiacre, en son vague patois,
Disait : « Que voyons-nous, messieurs ? Ici, la Chambre,
Et là, dans des pays plus froids que n’est Décembre,
Le Sénat. Duo sombre. Etrange Bilboquet
Dont Le Royer est boule et manche le Floquet* ;
Le tout est relié par l’ombre d’une corde
Qui va du Luxembourg au pont de la Concorde ;
Ce qui fait que l’on met rarement dans le trou.
Et notre président, que fait-il ? Il s’en fout !
Sa fonction unique est de toucher des rentes,
Les autres choses lui sont bien indifférentes.
Oui mais, que dit le peuple, à la place Maubert ?
Il dit qu’on ne met pas très souvent son couvert,
Que l’on n’a pas autant de pain que sous le siège,
Qu’il faudrait voir à voir pourtant, enfin que sais-je ?
Aussi j’ai beau jeter mes yeux sur l’avenir
Je ne sais pas comment tout cela va finir. »

Que le diable t’emporte, inepte viédaze,
Puisque tu ne sais rien de rien, hennit Pégase.
Pour moi, mon seul souci c’est qu’un bon cavalier
Se tienne sur mon dos droit comme un peuplier,
Me disant : « Conduis-moi du côté des étoiles,
Je veux les décrocher pour en sucer la moelle.
Car je suis le cheval ivre de vérité ;
Mes ailes, que tu prends pour une infirmité,
Sont d’or pur, d’escarboucle et de smaragdoprase !
Et quand je les déploie, en pleine nuit, j’embrase
Les quatre coins du ciel, dans le temps d’un soupir.
Tu vois qu’auprès de moi tu n’es qu’un vain tapir
Et que je n’ai que faire aussi de ton histoire. »
C’est ainsi que parla le grand cheval de gloire.

Mais le cheval de bois, s’arrêtant de manger,
L’œil rempli de fureur, dit : « Vive Boulanger ! »


Raoul Ponchon



(1) Voir La Fontaine :
La Chauve-Souris, le buisson et le canard.

Aucun commentaire: